13 juin 2007

le new deal de la gauche!

Mardi 12 juin 2007
 
 La gauche pour un new deal
Quels sont les atouts et handicaps de la gauche dans son combat contre les inégalités ? Que doit-elle repenser d'urgence ? Le grand économiste donne des
pistes
 
La gauche prisonnière
Le paradoxe de départ est le suivant : la gauche est meilleure aux affaires que dans l'opposition. Sans renier son programme ( les nationalisations en
1981, les 35 heures en 1998 ), elle a su faire preuve d'un solide pragmatisme, qui lui a d'ailleurs été reproché par l'extrême-gauche. C'est la gauche
qui orchestre la désinflation des années 1980 alors que la droite n'y était pas parvenue, c'est elle qui obtient dix ans plus tard la qualification de
la France dans l'euro. Au cours des vingt-cinq dernières années, c'est sous les gouvernements de gauche que la croissance économique a été la plus forte.
La gauche est moins brillante dans l'opposition. Depuis la fin du programme commun, elle peine à définir des ambitions marquantes. La mesure emblématique
du gouvernement Jospin, les 35 heures, a été ajoutée à son programme dans l'urgence, à la veille d'élections législatives anticipées. Son échec en 2002
doit beaucoup à l'absence d'un programme convaincant, tout comme l'échec de Ségolène Royal est en grande partie lié au fait que l'on peinait à lire, au-delà
de quelques mesures phares comme les emplois-tremplins, la démarche proposée. Comment comprendre cette inversion entre ce qui devrait être le point fort
de la gauche, l'ambition programmatique, et sa bonne pratique quand elle est au pouvoir ? Elle n'est pas à chercher, a priori, dans une hésitation sur
le but recherché. La gauche a un marqueur simple : réduire les inégalités sociales. Pour utiliser une formule de Norberto Bobbio, la gauche doit constamment
« dénaturaliser » les inégalités, face à une droite qui est plus encline à y voir un fait naturel. Pour la gauche, l'inégalité est fondamentalement un
fait social, ce qui explique par exemple pourquoi l'impôt sur les successions est, à ses yeux, l'impôt juste par excellence. Si ce n'est donc ni la pratique
du pouvoir ni ses ambitions qui font problème, où est-il ? Il est dans la difficulté à renouveler sa réflexion sur les instruments à utiliser. La gauche
reste prisonnière de l'idée selon laquelle l'économie entraîne le social et du corrélat qui veut que pour agir sur celui-ci, il suffit d'agir sur celle-là.
Or cette équation est invalidée deux fois. D'abord il est de plus en plus difficile de réguler l'économie. Ensuite, à supposer qu'on y parvienne, cela
ne suffit plus à résorber les nouvelles inégalités sociales.
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Des mesures purement défensives
Reprenons ce point. L'économie était hier un facteur d'intégration sociale, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Dans le langage des économistes, l'équilibre
ancien entre les marchés et les organisations a été brisé au profit des premiers. Les délocalisations ne sont qu'une forme extrême et visible d'un processus
plus profond, dont le recours systématique à la sous-traitance est le modèle. Le capitalisme nouveau externalise toute tâche qui peut l'être, mettant les
sous-traitants en concurrence entre eux, émiettant scientifiquement le paysage social. Nationaliser les entreprises du CAC 40 aujourd'hui serait sans grande
incidence sur la condition ouvrière. Ce sont les PME qui créent aujourd'hui des emplois, tandis que les grandes entreprises en détruisent. Une politique
sociale qui prenne acte de ce bouleversement devrait cibler directement les personnes et les territoires. Cela ne signifie pas qu'elle doive exonérer les
entreprises de leurs responsabilités, en matière de conditions de travail notamment. Mais cela exige une remise en question des leviers utilisés. Orpheline
du pilotage de « l'outil de production » et des nationalisations, la gauche peine à innover en ce domaine. La gauche française subit ici un double handicap,
syndical et étatique. N'étant pas issue du mouvement syndical, la gauche française n'a pas la culture des compromis sociaux qu'on trouve notamment dans
les pays scandinaves. Le débat sur le contrat de travail est à cet égard emblématique. La droite instaure et supprime l'autorisation administrative des
licenciements ( par le même Chirac en 1974 et 1986 ), la gauche laisse à chaque fois les choses comme elle les trouve. Sur les retraites, elle annonce
qu'elle veut abroger les lois Fillon, mais ne parvient pas à définir ce qu'elle veut mettre à la place. Privée, sur le terrain, de relais qui lui indiquent
le juste et le raisonnable, elle préfère le statu quo à la recherche de formules nouvelles. Par crainte d'ajouter à la flexibilité ambiante, elle n'ose
proposer des formules socialement innovantes comme les Danois l'ont par exemple tenté. Elle préfère gérer l'existant. C'est ici que se referme le piège
d'une culture de gouvernement raisonnable. La stratégie macroéconomique de la gauche semble toujours revenir à un tropisme qui vise à réduire l'offre de
travail, à travers la retraite à 60 ans ou les 35 heures, ou à rendre les licenciements toujours plus difficiles, dans l'espoir à chaque fois que ces mesures
résorberont le chômage. Or ces mesures purement défensives n'allègent que transitoirement le mal, produisant des effets pervers mal anticipés.
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Un boulevard politique
En manque de relais syndicaux, la gauche française dispose au moins d'un appareil d'Etat, réputé le meilleur du monde. Or l'instrument révèle aussi ses
limites. Il ne dispose d'aucune culture d'évaluation des politiques qu'il met en oeuvre, ce qui rend difficile de lui assigner des tâches spécifiques,
adaptées aux publics de plus en plus hétérogènes auxquels il s'adresse. L'économiste Jean-Jacques Laffont avait résumé la contradiction française à l'égard
de l'Etat de la manière suivante. En France, écrivait-il, on fait « le postulat général de bienveillance des hommes politiques, de l'administration et
de tous les fonctionnaires et personnels assimilés ». Or, sitôt posé, ce postulat est immédiatement contredit par la pratique courante de l'Etat lui-même.
« Malgré ce recours systématique à la bienveillance comme principe de fonctionnement, la peur des détournements des fonds publics par quelques " brebis
galeuses " a conduit à une bureaucratisation considérable destinée à éliminer les possibilités de comportement discrétionnaire , source de corruption.
» La gauche n'échappe pas à cette contradiction, sacralisant et encadrant l'Etat tout à la fois. Une réforme comme l'autonomie des universités, même si
Ségolène Royal l'a intégrée dans son programme, l'a fait ainsi hésiter. Elle craint de faire entrer les universités dans une logique de marché qui les
détournerait de leurs missions. Ce n'est pourtant pas le marché qui est en jeu, mais un rapport nouveau aux moyens de l'action publique, fait d'un compromis
entre indépendance des services publics et évaluation de leurs missions au regard de critères exigeants, dont la lutte contre les inégalités sociales doit
être le marqueur essentiel. La gauche française a un boulevard politique devant elle. Jamais les inégalités sociales ne sont apparues aussi menaçantes,
que ce soit en matière de destins professionnels, de territoires, de richesses. La dernière élection montre pourtant qu'elle ne peut se contenter d'attendre
le mouvement pendulaire de l'alternance pour revenir aux affaires. La culture de gouvernement chèrement gagnée dans les années 1980 ne suffit plus. L'enjeu
pour elle n'est pas d'agréer l'économie de marché, c'est fait depuis longtemps. Il lui faut adapter ses instruments à un capitalisme qui n'est plus le
même. Privilégier l'aide aux personnes et aux territoires, désacraliser l'Etat pour redonner aux services publics plus d'autonomie, telles pourraient être
les frontières de son aggiornamento.
 

Economiste, Daniel Cohen est professeur à l'Ecole normale supérieure. Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont « Richesse
du monde, pauvretés des nations » (Flammarion), « la Mondialisation et ses ennemis » (Grasset). Dernier livre paru : « Trois Leçons sur la société postindustrielle
» (Seuil, 2006).
 
 François Armanet et Gilles Anquetil