27 mai 2007

Des traitres, rien que des traitres...

Vendredi 25 mai 2007
Nicolas les veut tous...
Félons ou pionniers ?
Les ministres de gauche de Sarkozy ? Des traîtres, dit-on à la direction du PS. Des éclaireurs, affirment leurs proches. Leur ralliement témoigne du malaise
de la gauche. Et de l'habileté du président. Carole Barjon raconte comment Nicolas Sarkozy a su cultiver, de longue date, des amitiés à gauche et comment
il veut dynamiter le PS
 

Il faut qu'on soit plusieurs » : c'est la première chose qui vient à l'esprit de Bernard Kouchner lorsque Nicolas Sarkozy, de retour de Malte, le sollicite
pour le Quaid'Orsay. Et c'est ce qu'il répète quelques heures plus tard, au téléphone, à son ami Jean-Pierre Jouyet, ancien directeur adjoint du cabinet
de Lionel Jospin, aujourd'hui secrétaire d'Etat aux Affaires européennes, pour le convaincre, s'il en était besoin, d'entrer au gouvernement. C'est pourquoi
aussi il a plaidé auprès du nouveau président de la République pour que le président d'Emmaüs, Martin Hirsch, son ami qui fut son directeur de cabinet
au ministère de la Santé, obtienne un secrétariat d'Etat. A d'autres proches, pendant cette folle semaine de tractations, le fondateur de Médecins sans
Frontières le redit autrement : « Je ne veux pas être tout seul. »
 
Kouchner le sait : solitaire, le rallié est un félon. Aux yeux de la gauche, Eric Besson, ancien secrétaire national du PS passé à l'ennemi en pleine campagne
présidentielle, fait figure de traître absolu. Groupés, les ralliés ne sont plus jugés sur leur seule démarche, ils posent aussi la question de la capacité
de leur ancienne famille, le Parti socialiste, à conserver ses troupes. Traîtres ou éclaireurs ? Félons pour leur ancienne famille, les nouveaux ministres
de gauche de Sarkozy se vivent, eux, comme des pionniers. Le ralliement de Kouchner, Jouyet, Hirsch, Besson, les tentations d'Hubert Védrine, de Claude
Allègre, de Jacques Attali et peut-être demain de Jack Lang, cela commence à faire beaucoup... Pourquoi tous ces hommes de gauche ont-ils dit oui, chacun
à sa manière - portefeuille ministériel ou mission future - à Sarkozy ? Pourquoi d'autres sont-ils tentés ? Peut-on réduire ces disponibilités à un vulgaire
opportunisme ? Ou à une vocation d'agents doubles, de taupes dormantes ? Peuton déclarer, comme l'a fait François Hollande à propos de son ( ex ?) ami
Jean-Pierre Jouyet : « Je le connais depuis trente ans, il a toujours eu des convictions de droite » ? Une affirmation « fausse » qui a choqué leur ami
commun l'avocat Jean-Pierre Mignard, fondateur avec les deux précédents du très deloriste club Témoin. Selon lui, Jouyet est « une personnalité de gauche
incontestable que le PS n'a pas su gérer et qui aurait dû figurer sur sa liste européenne » . « Tant que le parti fera prévaloir une logique d'appareil
, tout ceci se reproduira » , s'énerve Mignard.
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Tous des atypiques, entend-on dans la vieille maison. Atypique, Védrine, certes plus mitterrandiste que socialiste orthodoxe, mais ministre de Jospin pendant
cinq ans ? Atypique, Kouchner, certes plus militant de la cause humanitaire que distributeur de tracts du PS ( lire le portrait de Marie-France Etchégoin
p. 60 ) , mais témoin essentiel de la cause anti-totalitaire ? Atypique, Jouyet, certes plus représentatif de la haute fonction publique que de la base
( lire le portrait de Jean-Gabriel Fredet p. 64 ), mais qui fut un pilier du cabinet Jospin ? Atypique, Besson, venu de l'entreprise privée ( lire le portrait
d'Hervé Algalarrondo p. 65 ), mais députémaire socialiste ayant réussi son implantation locale ? Atypique, Martin Hirsch, auteur d'un rapport remarqué
sur les travailleurs pauvres ( lire le portrait de Martine Gilson p. 64 ) et promoteur du revenu de solidarité active que Ségolène Royal avait adopté dans
son programme ? Atypique, enfin, Claude Allègre, grande gueule mais fidèle de Jospin ? Sans doute un peu, chacun à sa manière. On peut les voir comme des
aventuriers ou des ambitieux. Mais tous ont apporté leur pierre à la gauche et ont contribué à élargir son assise. L'ouverture au monde ou à l'entreprise
pour les uns, le réalisme économique ou l'ancrage associatif et la noblesse de l'action caritative pour les autres. Voilà ce que Sarkozy, pourtant le champion
de la droite décomplexée, espère avoir volé à la gauche en moins d'une semaine. 8 mai. Après un jour de repos à Malte, le nouveau président décroche son
téléphone. Premier sur sa liste : Hubert Védrine, aujourd'hui avocat international et président de l'Institut François-Mitterrand. Sarkozy, alors ministre
du Budget, l'a connu en 1993, sous la deuxième cohabitation, celle de Mitterrand-Balladur. Védrine était secrétaire général de l'Elysée. A l'époque, Sarkozy,
qui caresse déjà de grandes ambitions, s'intéresse de près au fonctionnement du palais présidentiel, pose beaucoup de questions, apprend, emmagasine tout.
Sarkozy aime les pros, et Védrine en est un. Parfois vu à gauche comme un cynique, c'est un adepte de la realpolitik. Il parle clair et va droit au but.
Tout pour plaire à Sarkozy, qui n'aime pas non plus les discours contournés. Ils n'entretiennent pas de relations suivies mais ont quelquefois déjeuné
ensemble. Védrine n'est « demandeur de rien », mais il accepte le principe d'une discussion. Pour lui, l'élection présidentielle crée une situation nouvelle.
Il n'est pas dupe de l'aspect tactique de la tentative d'ouverture, mais il croit à la mise en commun des compétences, gage de la crédibilité d'une politique.
De retour à Paris, le chef de l'Etat le reçoit, vendredi 11 mai, dans ses bureaux de la rue Saint-Dominique. Il veut lui confier le ministère de la Justice.
Refus. L'ancien ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin ne veut pas endosser à ce point la future politique gouvernementale. Pour lui, la politique
étrangère est l'un des rares domaines où « une approche non partisane est possible » . Sarkozy est d'accord : « Je ne suis pas l'atlantiste que l'on croit
» , lui dit-il. L'entretien achoppe cependant sur les attributions du Quai-d'Orsay que Sarkozy envisage de réduire au profit d'autres ministères ( délivrance
des visas et coopération notamment ) mais aussi des Affaires européennes, qu'il veut alors rattacher à Matignon, et du pouvoir qu'il entend conférer à
Jean-David Levitte, responsable d'un conseil de Sécurité à l'Elysée. Mais Sarkozy a d'autres fers au feu. Fort de ses 53 % au second tour, le nouveau président
de la République veut une ouverture large. Entre-temps, il a donc déjà pris d'autres contacts, notamment avec Bernard Kouchner, qu'il sait disponible.
Il les connaît, lui et sa femme, Christine Ockrent, depuis longtemps. Certes, l'ancien ministre socialiste de la Santé dénonçait encore, un mois auparavant,
« la pêche dans les eaux de l'extrême-droite » du candidat de l'UMP, mais l'important n'est pas là. Ne s'est-il pas dit, en décembre 2006, « prêt à travailler
dans un gouvernement d'union nationale, une véritable équipe de France » , si Sarkozy était élu ? N'at-il pas lancé, au soir du second tour, un appel à
une alliance avec le centre ? Avec Kouchner, qu'il reçoit plusieurs fois entre le 9 et le 17 mai, jour de la nomination du Premier ministre, les choses
vont plus vite. L'ancien French doctor, qui bénéficie d'une certaine manière de l'échec de la négociation avec Védrine, obtient facilement de conserver
les Affaires européennes, condition sine qua non à son entrée au gouvernement. Il recommande aussi ses amis Jean-Pierre Jouyet et Martin Hirsch. Conseil
inutile. Sarkozy y a déjà pensé.
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Dès le mercredi 9 mai, Emmanuelle Mignon, aujourd'hui directeur de cabinet du président, puis Claude Guéant ont pris contact avec Martin Hirsch pour lui
offrir un poste de conseiller à l'Elysée. Le soir même, Sarkozy, rentré de Malte dans l'après-midi, le reçoit rue Saint-Dominique et lui propose un secrétariat
d'Etat. « Vous connaissez comme moi la complexité des structures de l'Etat , lui dit-il, et vous vous plaignez de ses lourdeurs. Si vous voulez faire bouger
les choses, il vous faut des leviers. Vous ne pouvez pas vous contenter d'être un demi-levier . » Et Sarkozy ajoute : « Je peux me permettre d'avancer
sur le terrain social car mon score de 53 % veut dire que j'ai été élu aussi avec des voix de gauche. »
 
Hirsch réserve sa réponse. Le président d'Emmaüs avait déjà accepté de rencontrer, le 1 er février dernier, Place-Beauvau, celui qui était alors ministre
de l'Intérieur et qui lui avait envoyé une très longue lettre avant de le croiser aux obsèques de l'abbé Pierre. Il juge que le candidat Sarkozy a évolué
pendant sa campagne sur les minima sociaux. Ce 9 mai, il est tenté, mais il hésite. La fonction ministérielle le gêne. Il ne veut pas endosser toute la
politique gouvernementale et aimerait conserver sa liberté de parole. Il veut aussi contribuer à la mise en oeuvre de son idée de revenu de solidarité
active. Il ne veut ni se défiler ni surtout se retrouver en position de conflit avec le nouveau pouvoir, position qui serait préjudiciable à sa cause.
Après quatre jours de réflexion et d'échanges de messages avec Bernard Kouchner, il envoie, le dimanche 13 mai, un texto à Mignon et Guéant pour suggérer
la création d'un haut-commissariat aux Solidarités actives contre la Pauvreté. L'accord est entériné dès le lendemain au cours d'un dernier rendez-vous
avec le président de la République.
 
Avec Jouyet, les choses vont encore plus vite. Sarkozy l'a connu comme directeur du Trésor en 2004 lorsqu'il était ministre des Finances. Appréciant sa
compétence, il avait alors refusé sa démission - « On va voir, rien ne presse » - avant de le nommer plus tard ambassadeur chargé des questions économiques
internationales. A l'époque, les deux hommes s'apprécient, échangent beaucoup lors des conseils des ministres européens, où Sarkozy s'ennuie ferme. Le
ministre le présente alors fréquemment comme son « socialiste préféré » , voire, un peu plus tard, comme un « sarkozyste de gauche » . Ce samedi 12 mai,
lorsque Sarkozy, alors installé au pavillon de la Lanterne à Versailles, l'appelle pour lui proposer le secrétariat d'Etat aux Affaires européennes, le
social-libéral Jouyet ne tergiverse pas : c'est oui. « La relance de l'Europe m'intéresse et elle transcende les clivages. » Reste le cas d'Eric Besson,
qui a officiellement rallié le candidat UMP avant son élection. A-t-il failli passer à la trappe après le coup de fil de Ségolène Royal à Sarkozy le 6
mai au soir ? Après avoir félicité le nouveau président pour son élection, l'ex-candidate du PS lui a demandé « une seule chose » : ne pas prendre Besson
au gouvernement. Mais le veto Royal n'est pas la seule chose qui inquiète Besson. Après toutes ces grosses prises emblématiques comme Kouchner ou Hirsch,
vaut-il encore quelque chose pour la galaxie Sarkozy ? Le président, qu'il revoit le 15 mai, puis François Fillon le rassurent : « Tu n'imagines pas les
pressions de la gauche pour qu'on te laisse sur le carreau » , lui dit le futur Premier ministre, avant de lui proposer le secrétariat d'Etat à la Prospective,
placé sous sa responsabilité. Si Sarkozy a pu réussir son opération de débauchage, c'est qu'il s'intéresse à la gauche, à son fonctionnement, à sa stratégie,
à ses élus depuis longtemps, beaucoup plus longtemps qu'on ne croie. Depuis près de vingt ans, il cultive les amitiés à gauche, Jacques Attali, habitant
de Neuilly, ou l'historien Jean-Michel Gaillard, aujourd'hui décédé. Il a connu cet ancien conseiller de Mitterrand à l'Elysée, par l'intermédiaire du
producteur Jacques Kirsner, ancien trotskiste. C'est ce dernier qui produira le film qu'ils réaliseront ensemble - Gaillard en sera le scénariste - sur
la vie de Georges Mandel dont Sarkozy avait écrit la biographie. Lorsque Gaillard mourra d'un cancer, Sarkozy lui rendra un bel hommage dans « le Journal
du Dimanche ». Il a aussi su séduire l'historien Max Gallo. Dans la sphère politique, Sarkozy a toujours entretenu à l'Assemblée nationale de bonnes relations
avec Julien Dray, qui jugeait qu' « il aurait pu être gaucho car il conceptualise tout de suite », ou avec Malek Boutih, qui avait expliqué, avant de se
faire taper sur les doigts par le PS, que Sarkozy « redonnait l'envie de la politique » . Autre vieilles connaissances : Bernard Tapie ( voir encadré )
et Jack Lang, que Brice Hortefeux, fidèle du nouveau chef de l'Etat, rencontre régulièrement.
 
Aujourd'hui en charge du ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale, Hortefeux a joué un rôle non négligeable dans la préparation des ralliements
et d'éventuels renversements d'alliances. C'est lui qui avait lancé voici plus d'un an la Diagonale, club de sarkozystes de gauche, organisateur de tables
rondes auxquelles ont participé Jean-Marie Bockel, député-maire socialiste de Mulhouse, le producteur Marin Karmitz ou Richard Descoings, ancien conseiller
de Jack Lang et directeur de Sciences-Po. C'est Hortefeux qui prépare, avec la complicité de son voisin régional l'ancien ministre Michel Charasse, la
venue en Auvergne du candidat Sarkozy entre les deux tours. Charasse, poids lourd de la mitterrandie - encore un - réservera à Sarkozy, le 27 avril, un
accueil républicain remarqué dans sa mairie de Puy-Guillaume, destiné, dit Hortefeux, à « stopper la diabolisation » . Le nouveau président de la République
en est depuis toujours « génétiquement convaincu » , selon son ami Brice Hortefeux : « Quand on est fort, il faut ouvrir » . Notamment pour couper court
aux inévitables critiques sur l'omnipotence d'un Etat-UMP. Ouvrir à gauche donc, mais aussi aux chiraco-juppéistes et aux centristes ( voir encadrés )
, comme l'ont fait avant lui Giscard ou Mitterrand ( lire l'article de François Bazin p. 68 ) et, rupture oblige, comme ne l'avait pas fait Chirac avec
les balladuriens. Mais, à en croire ses proches, les motivations de Sarkozy ne seraient pas purement politiques. On aurait tort, selon eux, de sous-estimer
l'effet qu'a produit le « tout-sauf-Sarko » sur l'intéressé. « Pourquoi tant de haine ? » , at-il répété en fin de campagne. Le nouveau monarque veut aussi
être aimé .... Parallèlement à la constitution du gouvernement et à ses ralliements spectaculaires, Sarkozy, entre deux joggings, s'attaque donc aussi
aux partis de gauche. Son objectif est clair : déstabiliser un peu plus la gauche avant les législatives, bien sûr, dynamiter le Parti socialiste, notamment
en cherchant, grâce aux manoeuvres de Bernard Tapie, à le couper du PRG ( voir encadré ) , son allié traditionnel. Mais surtout écraser Bayrou, ce Bayrou
qui a tenté de le tuer et qui l'a assimilé au CAC 40. En attirant à lui des hommes et femmes de gauche, en chassant sur les terres radicales, il veut l'asphyxier.
Sarkozy veut « lui faire la peau » , dixit un proche. Le « grand parti du centre » annoncé à sons de trompe par François Bayrou ? Sarkozy l'imagine volontiers,
comme l'ont pronostiqué certains instituts de sondage, réduit à quatre ou cinq députés... Jeudi 17 mai, dans la matinée, Jack Lang, lui aussi, a rencontré
le nouveau président de la République. L'ex-porte parole de Ségolène Royal s'est rendu à l'Elysée en tant que « porte-parole » du Pas-de-Calais... « Une
visite technique qui n'avait aucune connotation politique » , a déclaré l'ancien ministre de la Culture de François Mitterrand. Peut-être. Mais après les
législatives... Un mitterrandiste de plus au tableau de chasse de Nicolas Sarkozy ? Pourquoi pas ? C'est le syndrome de l'enfant boulimique : Nicolas les
veut tous.
 
 Carole Barjon, Claude Askolovitch, Nathalie Funès
Le Nouvel Observateur