24 mai 2007

La droite se crée une histoire!

Jeudi 24 mai 2007
 
La Droite  doit emprunter à la gauche ses héros car les siens ne sont guère fréquentables.
La droite en quête d'histoire
Par Michel WINOCK
Michel Winock historien, professeur émérite à l'Institut d'études politiques de Paris.
Dernier ouvrage paru : la Mêlée présidentielle, Flammarion, mars 2007.
L'initiative de Nicolas Sarkozy au sujet de la lettre de Guy Môquet nous renvoie à l'utilisation de l'histoire par les hommes politiques. Qu'a voulu faire
de ce texte émouvant d'un jeune résistant communiste notre nouveau président ? Sans doute plusieurs choses. En premier lieu se démarquer de la vieille
droite : je suis de droite, oui, mais pas de la droite vichyste, collabo, antisémite ; je suis de la droite républicaine.
Le choix du souvenir de Guy Môquet marque aussi un souci de «rassemblement». Il aurait pu choisir un autre martyr, une autre lettre. Aragon avait dédié
son poème la Rose et le Réséda à Guy Môquet, le communiste, mais aussi à Gilbert Dru, le démocrate-chrétien, autre fusillé. Choisir le communiste c'est
vouloir signifier l'ouverture, le refus de l'esprit partisan. Nous restons là dans la filiation gaulliste. A cela près que le général de Gaulle ne s'est
jamais dit de droite (non plus que de gauche). Voilà donc un président qui, pour la première fois, se dit et s'assume de droite. Mais avec quelle mémoire,
avec quelle histoire ?
Pour le dire d'un mot : le regard historique de Nicolas Sarkozy pourrait être, à quelques détails prêts, celui d'un homme de gauche. Certes, il entend être
oecuménique : «Ma France, c'est le pays qui a fait la synthèse entre l'Ancien Régime et la Révolution, qui a inventé la laïcité pour faire vivre ensemble
ceux qui croient au Ciel et ceux qui n'y croient pas . » Mais déjà le grand médiéviste Marc Bloch avait dit, avant d'être fusillé par les Allemands, que
tout Français vibrait au double souvenir du sacre de Reims et de la fête de la Fédération. C'est au poète communiste Aragon que Nicolas Sarkozy emprunte
cette expression de «ceux qui croient au Ciel et ceux qui n'y croient pas». Ses références doivent étonner les mânes de Mitterrand : Victor Hugo, Léon
Gambetta, Georges Clemenceau, le Zola de «J'accuse», Jean Jaurès, Léon Blum, Jean Moulin, Guy Môquet... Le seul hommage à un homme de droite d'avant le
gaullisme, il l'a adressé à Georges Mandel, ancien collaborateur de Clemenceau, et membre de cette droite républicaine honnie de l'extrême droite, qui
a fini fusillé par la Milice.
Quelle conclusion tirer d'un tel hommage ? La droite contemporaine a renoncé à son référentiel de droite. Certes, Saint Louis et Jeanne d'Arc ne sont pas
oubliés, mais ils appartiennent à tout le monde : jadis les socialistes eux-mêmes revendiquaient Jeanne, cette fille du peuple condamnée par l'Inquisition
avant d'être accaparée par la droite cléricale.
Pour la phase proprement républicaine aucune figure de la droite historique n'est citée, ni Albert de Mun, ni Maurice Barrès, ni Paul Déroulède, ni Charles
Maurras, ni même Raymond Poincaré ou Antoine Pinay... Tout se passe comme si l'histoire de la droite commençait pour la droite avec de Gaulle.
Il y a ainsi une solution de continuité entre la droite de jadis et la droite d'aujourd'hui : c'est une droite sans mémoire ­ ou de mémoire récente. La
dissymétrie est frappante entre elle et la gauche. Celle-ci se voit comme la continuation d'une histoire dont l'origine est la Révolution, et qui se poursuit
avec les insurrections de 1830, de 1848, de la Commune de 1871, avec la naissance du Parti socialiste, avec Jaurès, avec le Front populaire, avec Blum...
La gauche est surchargée d'histoire, on pourrait dire parfois : encombrée par une histoire qu'elle ne veut pas «trahir». La droite, elle, ne peut se réclamer
ni de Mac-Mahon, ni des antirépublicains, ni des antidreyfusards de la IIIe République, ni des ligueurs, ni des pétainistes, ni des colonialistes (souvent
de gauche, du reste).
Cette espèce de virginité historique s'explique facilement : la gauche a gagné, ses valeurs originelles sont celles aujourd'hui de 80 % des Français ; la
droite les a reprises à son compte dans un mouvement progressif qui a commencé lorsque des anciens dreyfusards comme Poincaré sont devenus des hommes de
droite, par opposition aux collectivistes (socialistes et communistes). La chute du régime de Vichy et la démocratisation généralisée des régimes politiques
en Europe finissent par rendre obsolètes les idées patriarcales, cléricales, autoritaires, antilibérales (eh oui !) des droites d'autrefois. Le socialisme,
un des axes de la gauche, a échoué dans la réalisation de ses promesses utopiques, mais c'est une raison supplémentaire pour que la droite, issue du gaullisme,
ne soit plus ­ idéologiquement parlant ­ aux antipodes de la gauche. Pour Le Pen, Jacques Chirac est un président de «gauche», et Sarkozy, par ses discours,
lui donne des arguments.
Lors du centenaire de l'affaire Dreyfus, Lionel Jospin avait cru devoir rappeler à ses adversaires de droite que la droite avait été antidreyfusarde. C'était
se tromper d'époque. La droite politique d'aujourd'hui ne se reconnaît nullement dans la descendance de la Ligue des patriotes et encore moins de l'Action
française. De Gaulle, Pompidou, Giscard, Chirac ne se disaient pas de droite, mais ils n'en ont pas moins contribué à une nouvelle culture de droite ;
Sarkozy en touche les dividendes, cette fois sans renier l'étiquette historiquement abhorrée de «droite». Ainsi les deux récits historiques traditionnels,
celui de la gauche et celui de la droite, tendent à se localiser aux extrêmes. L'antagonisme central entre gauche et droite ne relève plus du grand schisme
de 1789.
Reste une pomme de discorde : Mai 68. C'est sur cette date que le conflit des interprétations retrouve sens. A une histoire ancienne qui a cessé d'être
conflictuelle s'oppose une histoire du temps présent encore profuse d'oppositions sonores. Guy Môquet rassemble, Cohn-Bendit sépare toujours.