14 décembre 2006

Revue de presse:Le Mystère de Ploërmel

Dans l'édition du Monde du 9 décembre 2006
 
Du haut de ses 9 mètres, la statue de Jean Paul II qui, depuis quelques jours, se dresse à Ploërmel (Morbihan), entre le collège du Sacré-Coeur et l'école
Saint-Joseph, contemple ce que Brassens aurait appelé une tempête dans un bénitier. Bien qu'il s'agisse d'un "cadeau" du sculpteur moscovite Zurab Tsereteli
- qui, en retour, aura droit à une place à son nom -, Paul Anselin, le maire (UMP), a fait voter des crédits de 100 000 euros pour la construction du socle.
Plus 30 000 euros pour les festivités inaugurales auxquelles devaient être conviés, dimanche 10 décembre, Bernadette Chirac, l'ambassadeur de Russie et
l'évêque de Vannes. Prévue le 9, la cérémonie a été retardée afin de ne pas coïncider avec l'anniversaire de la loi de 1905 sur la séparation de l'Eglise
et de l'Etat ; sans apaiser la colère des militants laïques.
 
Le 18 novembre, une manifestation organisée pour la "défense des valeurs républicaines" a réuni plusieurs centaines d'opposants, et quelques anars ont scandé
: " A bas la calotte !" Plus sérieusement, Maïté Brochard, libraire à Ploërmel et catholique, s'indigne : " Quand des gens censés faire respecter la loi
la bafouent, on n'est plus loin d'une république bananière !"
 
Derrière cette polémique clochemerlesque se profile une question, troublante : par quelles voies impénétrables une statue géante, fondue à Saint-Pétersbourg,
a-t-elle pu être parachutée dans cette bourgade de 8 500 habitants bordant la forêt de Brocéliande ? La réponse réside sans doute dans la rencontre inattendue
des deux protagonistes.
 
Maire depuis 1977, Paul Anselin, né en 1931 à Arcachon, a débarqué en Bretagne après un parcours sinueux. Saint-cyrien, il a passé vingt ans dans l'armée
et est devenu ami avec Jacques Chirac, sous-lieutenant comme lui - mais alors "plutôt de gauche" -, durant la guerre d'Algérie, au sein du 6e régiment
de chasseurs d'Afrique. " Le 17 janvier 1957, avec mon commando, on est tombés dans une embuscade, encerclés par une centaine de fellouzes, raconte Paul
Anselin. Nous n'avions plus de munitions, et Chirac nous a sauvé la peau en faisant tirer au canon."
 
Jacques Chirac a retrouvé la vie civile, mais M. Anselin a fait carrière chez les paras puis, en quittant l'armée, il a été admis dans l'administration.
Après un passage, comme chargé de mission, dans de nombreux cabinets ministériels, auprès de Philippe Malaud, Alain Madelin, Paul Dijoud, Alice Saunier-Seïté
et André Jarrot, mais aussi au Quai d'Orsay, sous la houlette d'Alain Juppé ou de son grand ami Hervé de Charette, on le retrouve en 1974 à Epinal avec
le rang de sous-préfet.
 
Homme de l'ombre tenaillé par la politique, Paul Anselin a vainement tenté de sauter le pas, sur une liste Républicains indépendants, lors des municipales
de 1971, à Paris, puis comme suppléant lors des législatives de 1973, dans le Morbihan. Depuis la conquête de Ploërmel, il dirige sa mairie avec une telle
autorité que ses adversaires l'ont surnommé "Pol Pot".
 
" J'avais rompu avec de Gaulle à cause du lâchage des harkis et je suis aujourd'hui un gaulliste mâtiné de chrétien social, mais pas un cul-bénit", lâche
l'ancien baroudeur, qui ne se défend pas de pratiquer le clientélisme. Il avoue même fièrement avoir " casé à Paris plus de 250 Bretons" dans des emplois
plus ou moins réservés, au risque de faire concurrence à la filière corrézienne de Jacques Chirac, qui en aurait pris " un peu ombrage". Pour l'élection
présidentielle, l'ancien compagnon d'armes soutiendra Sarkozy, "sauf si le Grand y va...".
 
M. Anselin se rend souvent en Russie parce qu'il " aime ce pays". Il dit avoir été présenté à Zurab Tsereteli par un ancien ambassadeur de Géorgie. Bien
qu'ils doivent recourir à un interprète, les deux hommes seraient devenus assez intimes pour que le sculpteur offre une statue au maire. "Lorsqu'il m'a
proposé de choisir, j'ai lancé le nom de Jean Paul II. Il a obtenu la bénédiction du patriarche Alexis II et s'est mis au travail." M. Anselin évoque aussi
un "service rendu" sur lequel il refuse de s'expliquer. "Zurab est un génie, c'est à la fois Chagall et Picasso !", préfère-t-il s'enflammer.
 
Zurab Tsereteli, 72 ans, est un personnage aussi complexe mais plus voyant. Sur son site Internet, la liste de ses distinctions occupe deux pleines pages.
Président de l'Académie des beaux-arts de Russie, il est également correspondant de son homologue française. Tsereteli a appris, dans son Tbilissi natal,
à maîtriser l'art des émaux et de la mosaïque, ce qui lui a permis de décorer les ambassades d'URSS aux Etats-Unis, en Syrie, au Brésil et au Japon. Mais
sa renommée et son influence ont explosé après la désintégration de l'Union soviétique. Devenu quasiment un artiste "officiel", Tsereteli a réussi à se
rapprocher de Vladimir Poutine, qui faisait preuve de méfiance à son égard, et l'a coulé dans le bronze en tenue de... judoka. Cependant, son meilleur
ami et protecteur reste le maire de Moscou, Youri Loujkov, qui a largement ouvert à son chouchou les espaces publics. La capitale russe regorge ainsi de
ses oeuvres colossales, suscitant la rage ou la risée des milieux culturels et de quantité d'artistes moins en cour. Avant de semer un bestiaire de bronze
dans les jardins du Manège, qui bordent le Kremlin, Tsereteli a réalisé son coup de maître en 1997 en faisant bâtir une île artificielle sur la Moskowa
pour y ériger un monument de 96 mètres de haut à la gloire de Pierre le Grand.
 
Aujourd'hui richissime, grâce à l'héritage échu à son épouse - constitué notamment d'un somptueux appartement à Paris -, Tsereteli possède à Moscou deux
musées et une galerie où des milliers de ses toiles voisinent avec celles d'artistes contemporains. Dans son luxueux hôtel particulier, il tient table
ouverte - cinquante couverts - pour la jet-set moscovite et les personnalités de passage.
 
La modestie n'étant pas le fort de ce stakhanoviste de la statuaire, il exhibe avec jubilation les témoignages d'admiration ou de gratitude de Norman Mailer,
David Rockefeller, Gina Lollobrigrida, Robert De Niro, Ted Kennedy, Hillary Clinton ou George Bush père. Le "nabab", qui se déplace en Rolls escorté par
des gardes du corps, n'en célèbre pas moins chaque année l'anniversaire de son compatriote Staline.
 
Comment Paul Anselin a-t-il pu s'introduire dans cet aréopage ? Il faut peut-être chercher du côté de sa société, PAC (Paul Anselin Consultant), qui fait
de lui un grand voyageur, suivant parfois le président Chirac dans ses déplacements, notamment au Mexique, où il a décroché plusieurs marchés. Cette activité,
qui consiste, dit-il, à "amener des boîtes à l'international", lui a causé quelques soucis et notamment d'"être cité" dans l'affaire de ventes d'armes
à l'Angola par l'homme d'affaires Pierre Falcone.
 
En fait, le juge Philippe Courroye, chargé de ce dossier, l'a mis en examen en octobre 2002 pour "recel d'abus de biens sociaux" portant sur plus de 450
000 euros, versés, sans traces de prestations, par Brenco International, la société de Pierre Falcone, via une banque des îles Vierges. Les largesses dont
a bénéficié M. Anselin portaient notamment sur la mise à disposition d'une Safrane avec chauffeur.
 
Dans ce dossier sulfureux, Paul Anselin voisine avec une brochette de personnalités parmi lesquelles Charles Pasqua, Jean-Charles Marchiani, Jean-Christophe
Mitterrand ou Paul-Loup Sulitzer. On y retrouve surtout, en personnage pivot, Arcadi Gaydamak, un homme d'affaires franco-russo-israélien qui fait l'objet
d'un mandat d'arrêt international. Ce dernier partage sa résidence entre Moscou, où il est né, et Israël, où il possède un club de football, ce qui ne
l'a pas empêché de prétendre racheter France Soir à la fin de 2005. Interrogé par téléphone, M. Gaydamak dit être au courant de l'affaire de la statue
du pape " par LCI", mais il affirme, avec embarras, ne pas connaître Paul Anselin.
 
Outre un possible renvoi d'ascenseur politico-financier, le cadeau de Tsereteli à Ploërmel pourrait s'expliquer par son obsession à truffer la planète de
ses oeuvres, d'un lourd académisme. Le sculpteur a, par exemple, réalisé gracieusement un monument à la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre
2001. Manhattan l'ayant refusé, ce titanesque témoignage de 175 tonnes a dû être déposé dans la ville de Bayonne (New Jersey) mais, le 11 septembre 2006,
Bill Clinton n'en a pas moins prononcé le discours inaugural.
 
En France, les réticences vis-à-vis des oeuvres de Tsereteli sont plus vives. Sa statue de Charles de Gaulle est restée devant l'Hôtel Cosmos de Moscou,
où Jacques Chirac a participé à son inauguration, et sa célébration de Balzac a longtemps erré avant de se faire adopter. Yves Gagnieux, conservateur de
la maison de Balzac à Paris, se souvient que, début 2001, des collaborateurs de Tsereteli étaient venus lui présenter l'esquisse d'un monument " haut comme
un immeuble de 10 étages" qu'il se proposait d'édifier sur une esplanade proche du parc Euro Disney.
 
Ce projet ayant avorté, le sculpteur accoucha d'un bronze de l'écrivain, de 2,8 mètres, qui, refusé par plusieurs villes, dont Paris et La Rochelle, a finalement
échoué, en juin 2004, à Agde (Hérault). " C'est par le réseau de l'Association des maires qu'on m'a proposé ce cadeau de la République de Russie, se souvient
Gilles D'Ettore, maire (UMP) d'Agde. Comme c'était gratos, j'ai dit "je prends", et on l'a mis au cap d'Agde. Je ne sais pas en quoi il est, mais ça n'est
pas du toc !"
 
Robert Belleret