22 octobre 2006

Revue de presse:portrait de Ségolène

Interressant portrait de Ségolène et de ce que le mouvement d'adhésion à sa candidature peut porter d'aspirations sociales... par Elisabet G. Sledziewski, Philosophe et Maître de Conférence à l'Université robert Schuman, de Strasbourg.
 
Le crédit ascendant de Ségolène Royal dans la compétition présidentielle devrait réjouir tous ceux qui, au-delà des clivages électoraux, déplorent le retard
historique de la France en matière de parité.
 
À la voir ainsi portée par une vague que plus rien ne semble à même de contenir, comment ne pas savoir gré à cette fière frégate de tracer sur la mer toujours
recommencée du combat des chefs un sillage enfin différent ?
 
Passé la divine surprise, on déchante pourtant. Irrésistible tant qu'elle mène la course en aparté, lors de visites royales sous escorte, professionnelle
dans les échanges de plateau avec la presse, la championne socialiste se révèle étrangement inconsistante lorsqu'il lui faut affronter challengers ou militants
à coups d'arguments et de propositions.
 
On découvre alors une concurrente distante et crispée dans son abord, méfiante et peu inspirée dans ses réponses, bien en retrait de l'impeccable battante
qu'on attendait. Ce déficit se ressent physiquement, dès qu'elle monte à la tribune : Ségolène Royal n'a pas la voix de son emploi. Paradoxe, celle qui
sait si bien dispenser les grâces de son image peine à projeter son verbe. Il y a une rupture de construction de ce « corps royal » où le visage radieux,
la silhouette fluide sont démentis sur l'estrade par le timbre un peu aigre, le grasseyement, la striction de la voix. Discordance matérielle qui serait
à elle seule insignifiante, si elle n'amplifiait le contraste entre la sereine assurance suggérée par l'habitus de la prétendante et la faiblesse de son
discours.
 
Contraste intellectuel, d'abord, entre une ambition et un programme. Ségolène Royal est de ceux qui pensent que le mouvement se prouve en marchant et pas
en ergotant sur la trajectoire du mobile. Elle pratique une stratégie du fait accompli, du marquage de territoire, où la performance compte davantage que
la compétence et la pose que le projet.
 
C'est donc sans complexe qu'elle assure le service minimum des idées et ânonne des généralités. Ainsi lors de la parade des présidentiables socialistes
à Lens, où, très en deçà des professions de foi de ses rivaux, l'idole s'en est tenue à une indigente déclaration, envisageant hardiment de « donner un
avenir à la France », de « répondre aux problèmes d'aujourd'hui » et de « tirer la France vers le haut ».
 
Quiconque s'estime en droit de débiter de telles fadaises marque son mépris du débat et sa prédilection pour les ressources de la communication non verbale.
Penchants qui, chez une femme, doivent ravir les adeptes du taceat mulier, enclins à voir une contradiction d'essence entre le logos politique et la féminité.
 
Nostalgiques de la cité virile, sortants indévissables, mâles dominants en rogne contre la féminisation de la société, tous font déjà des gorges chaudes
d'une candidate dont le souci semble être moins de présider la République que de lui prêter ses traits, à l'instar d'autres stars. D'un point de vue féministe,
en revanche, cette apothéose de la femme de plâtre est un événement consternant.
 
Contraste moral, ensuite, entre le personnage de « Ségolène », beau masque à travers lequel résonne la parole, et la personnalité de Mme Royal.
 
De face, la déesse Raison, la Vierge en majesté, préservée du chaos des appétits, qui transcende les passions hirsutes des prétendants cramponnés à la loi
salique depuis le temps des derniers Capétiens.
 
De profil, la politicienne de carrière, pas du genre « qui sourit et pardonne », la briscarde à l'autoritarisme et au sectarisme notoires, à qui ses manières
suaves ont valu en interne les surnoms de « chikungunya » ou de « Zapaterreur ».
 
Certes, la scène politique obéit depuis toujours aux lois de la dramaturgie, et il faut bien s'y composer un caractère. À ceci près que la démocratie n'est
pas n'importe quelle scène politique. Jusque dans les excès de la médiatisation, elle reste un théâtre de l'authenticité : où, comme dans le drame bourgeois,
le décor planté, les types représentés, les mots prononcés ressemblent à ceux du public.
 
Tout spectateur qu'il est devenu, le spectateur démocratique doit pouvoir s'identifier à celui qui le représente, qu'il a commis à cet office et en qui
il se reconnaît.
 
Ce représentant peut se farder pour se montrer à son avantage. Pas se métamorphoser en chimère ou en apparition pour faire rêver. Le mystère n'a pas droit
de cité sur la scène démocratique : il vire à la mystification. Et c'est bien un halo de mystification qui flotte autour de Ségolène Royal, casta diva
du casting présidentiel. Quelque chose qui rappelle la tresse blonde de Ioulia Timochenko, poupée gigogne de la révolution ukrainienne, et qui n'est pas
de bon augure.
 
Comme un avertissement que le théâtre de l'authenticité fera bientôt relâche et que les femmes, moins engluées que les hommes dans une culture politique
caduque, peuvent devenir les reines d'un grand loft démocratique où la vieille scène aura été transformée en podium. Est-ce là ce que veulent ceux et celles
qui, sur l'air des Femmes vengées, s'enthousiasment pour « Ségolène » ? N'en finir avec la « démocratie sans les femmes » que pour passer à une postdémocratie
de figuration, de masques et de papier glacé ?
article publié dans l'édition du Monde du 17 octobre 2006