23 avril 2007

Echos de campagne:Edito de Jean-Marie Colombani

Samedi 21 avril 2007
 
Impératif démocratique, par Jean-Marie Colombani
 
Le 22 avril 2007 ne peut pas, ne doit pas ressembler au 21 avril 2002. Pour légitime que soit l'aspiration à la diversité, au "déverrouillage" du système
politique, que reflète la multiplicité des candidatures au premier tour de l'élection présidentielle, celle-ci doit s'effacer devant un impératif démocratique
: éviter la désillusion et la colère qui naîtraient à nouveau d'un débat faussé, amputé. Il est important que notre "cher et vieux pays" puisse, au second
tour, dire clairement où il veut aller ; et se prononce sur une certaine idée de notre avenir, de notre vivre ensemble. Il faut donc, au soir du premier
tour, que soient réunies les conditions d'une claire et grande confrontation entre deux projets de société.
 
De ce point de vue, il y a dans l'offre politique disponible deux options : celle de Nicolas Sarkozy, se réclamant de la droite et de la majorité sortante,
semble déjà sûre d'elle-même ; il faut donc souhaiter que la seconde, se réclamant de la gauche et qu'incarne Ségolène Royal, soit présente au second tour
pour assurer les chances d'un vrai choix. Il sera temps, entre les deux tours, de comparer l'une à l'autre au regard des enjeux de la société française
et de la place du pays dans le monde, afin de lever, si possible, les ambiguïtés et les déceptions nées de la campagne pour le premier tour.
 
Au tout début de celle-ci figurait en bonne place une aspiration tout aussi puissante que celle de ne pas revivre un 21 avril : celle d'un renouvellement
de la vie publique, espéré à travers un saut de génération inédit. Parmi les trois candidats démocratiques qui peuvent nourrir l'espoir d'entrer à l'Elysée,
en effet, deux le sont pour la première fois (Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy), le troisième (François Bayrou) l'est au nom d'une posture nouvelle (une
forme d'union nationale).
 
Tous trois sont jeunes et proclament leur volonté de changement. Chacun promet donc de bousculer les habitudes françaises et de rompre avec les tabous
de son camp. A ce stade, cette forme de renouvellement, si elle a ramené l'intérêt du pays vers la chose publique, n'a pas donné pleine satisfaction. L'un
des grands paradoxes de la campagne pour le premier tour de scrutin est en effet que celle-ci porte la marque d'une forte attente, mais aussi d'une réelle
indécision, largement provoquée par une déception palpable.
 
A l'origine de celle-ci se trouve vraisemblablement l'impression donnée par Mme Royal et M. Sarkozy d'une oscillation permanente, liée à leur souci tactique
de se disputer chaque thème (les petits drapeaux de l'une répondant aux proclamations de l'autre sur la crise d'identité, par exemple) et surtout à leur
commune obsession de coller à l'opinion du moment. M. Bayrou prête peu le flanc à une telle critique du fait d'une campagne axée principalement sur l'idée
d'une recomposition politique, que ne permettent pas les institutions actuelles, et qui revient de sa part à spéculer sur un enchaînement miraculeux autant
qu'improbable.
 
Nous eûmes donc les allers-retours de Nicolas Sarkozy, se proclamant libéral avant de redevenir classiquement colbertiste. A moins que, comme le disent
les Britanniques, il ne soit libéral quand les affaires marchent, protectionniste quand l'Etat est impuissant. Ségolène Royal, quant à elle, nous conduisait
à ne plus trop prêter attention à ses premières annonces, pour attendre l'inévitable correction de tir qui ne manquerait pas de suivre. L'un et l'autre
ont eu, en quelque sorte, une attitude de journaliste plus que de candidat. Ils ont fait campagne en cherchant à rebondir sur des actualités et des émotions
successives, leurs priorités respectives étant finalement gommées à force de sauter d'un sujet à l'autre.
 
Non que les grands sujets aient été oubliés : le chômage, le pouvoir d'achat, l'école, la protection sociale, la sécurité ont tour à tour tenu la vedette.
Mais chacun de ces thèmes a fait l'objet de propositions parcellaires. En cela, cette première partie de campagne a illustré la grande difficulté des démocraties
modernes : celle de la construction d'une unité sociale et politique à partir de l'émancipation et de la séparation des individus. Il est donc indispensable
qu'entre les deux tours chacun soit à même de ramasser et d'organiser ses propositions, au nom de l'indispensable recherche d'une nouvelle dynamique et
de la relance d'une perspective de progrès économique et social qui fasse toute leur place aux différentes composantes de la société.
 
D'ici là, ayons à l'esprit que si le rapport des forces, dans le pays, semble assez nettement favorable à la droite (du moins si l'on se fie aux enquêtes
d'opinion), les attentes principales – chômage, pouvoir d'achat – sont à gauche.
 
Malgré le caractère, à certains égards, époustouflant de la percée de François Bayrou, sa présence s'analyse aussi comme le retour au schéma classique
d'une primaire à droite (comme le furent les combats Chirac-Giscard, Barre-Chirac, Balladur-Chirac), qui a pour effet mécanique de contenir le vote Le
Pen (lequel avait percé en 2002 en l'absence d'une telle compétition à droite).
 
L'audience du candidat "centriste" n'est allée au-delà que parce qu'il y a une impatience, à gauche, face à un PS incapable de faire émerger une force
sociale-démocrate moderne. Ségolène Royal devra donc s'assumer telle qu'elle est en réalité, c'est-à-dire convaincue de cette nécessaire évolution, et
non telle que le PS voudrait qu'elle soit. Elle a laissé entrevoir cette perspective de façon non délibérée, et certainement pas organisée. Elle devra
donc y mettre la ténacité, la force de caractère, le courage qui sont les siens.
 
En face, Nicolas Sarkozy a pour lui d'être, de tous les candidats, le mieux préparé ; à ce stade le plus "crédible", selon les canons classiques du présidentiable.
Mais à deux reprises, durant cette campagne, M. Sarkozy a franchi une ligne jaune, se plaçant en contradiction avec les valeurs qu'il affirme défendre
quand il revendique aussi Camus, Blum et Jaurès. Le souhait de créer un ministère de l'identité nationale et de l'immigration renvoie immanquablement à
des moments sombres de l'Histoire. Comme l'explique fort bien l'historien Gérard Noiriel, "lorsque l'Etat se mêle d'identité, cela donne des résultats
terrifiants, incompatibles avec la démocratie". Attaqué de manière scandaleuse par Le Pen en raison de ses origines immigrées – qu'il revendique haut et
fort, ce qui est tout à son honneur –, M. Sarkozy ne devait pas s'aventurer aussi loin sur les terres idéologiques du Front national.
 
De la même manière, sur quelles bases scientifiques s'appuie-t-il lorsqu'il avance que la pédophilie est d'origine génétique ? Sur quelles études réellement
fiables sa conviction que les gènes sont responsables du suicide, chaque année en France, de 1 300 adolescents repose-t-elle ? De deux choses l'une : soit
Nicolas Sarkozy est ignorant en ces matières fondamentales, et il aurait mieux fait de s'abstenir dans ce difficile débat sur les rôles respectifs de l'inné
et de l'acquis ; soit il est persuadé du bien-fondé de ce qu'il dit, et il y a lieu de s'inquiéter de son engouement pour des thèses déterministes condamnables.
En ces deux moments donc, M. Sarkozy, tout à son souhait de "fixer" sur son nom des électeurs de Jean-Marie Le Pen, a travesti sa nature de républicain
sincère. C'est du moins ce que l'on voudrait croire.
 
Dans notre système institutionnel, renforcé par l'inversion du calendrier (les législatives suivant obligatoirement la présidentielle), la bataille pour
l'Elysée est la mère de toutes les batailles. L'attente du pays se concentre donc sur cette échéance, comme sur les personnalités susceptibles de l'emporter.
Cette attente est d'autant plus forte qu'aucune des lourdes interrogations qui taraudent la société française (le débat sur l'"immobilisme", la force de
la demande de changement dans une société qui craint de perdre ses acquis, la lancinante question de l'identité, l'état de la méritocratie à la française
et la panne de l'ascenseur social, pour n'en citer que quelques-unes) n'a trouvé à ce jour de réponse claire. De ce point de vue, le dernier mandat de
Jacques Chirac a fonctionné comme une sorte de parenthèse. Si bien que depuis son élection, en 1995, le pays n'a pas vraiment été en mesure de se prononcer
clairement, positivement, pour dessiner son avenir.
 
Traditionnellement, dans un scrutin présidentiel, l'adage veut qu'au premier tour on choisisse et qu'au second on élimine. Cette fois, il faut éliminer
au premier tour pour être sûr de pouvoir choisir au second. En dépit des confusions qui ont parasité la campagne, le seul projet qui s'oppose à celui de
Nicolas Sarkozy et qui s'appuie sur une force politique capable de gouverner est celui de Ségolène Royal.
Jean-Marie Colombani