23 avril 2007

Réflexions:le modèle social français

samedi 21 avril 2007
 
En France, la plupart des dépenses sociales vont aux plus riches
Timothy B. Smith, historien canadien, conteste le système français de l'impôt et de redistribution des richesses tel qu'il a été conçu pendant les Trente
Glorieuses. Selon lui, la France, en niant la réalité de l'économie de marché et la nécessité des réformes, laisse s'installer toujours plus d'inégalités
et de chomâge.
Par Jean QUATREMER
QUOTIDIEN : samedi 21 avril 2007
Timothy B. Smith, 39 ans, est professeur au département d'histoire de la Queen's University de Kingston (Ontario). Ce Canadien anglophone, spécialiste de
la France et des politiques sociales, a publié en 2006 la France injuste, 1975-2006 : pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus (éditions Autrement).
Il a publié précédemment : Creating the Welfare State in France, 1880-1940 (McGill-Queen's University Press) et il prépare plusieurs ouvrages, dont un
consacré à «la France depuis 1980».    
Jacques Chirac, dans sa déclaration d'adieu aux Français, le 11 mars, a déclaré que le «modèle français» ne devait jamais être «bradé», parce qu'il «nous
ressemble» et qu'il est «profondément adapté au monde d'aujourd'hui». Pour lui, «la France n'est pas un pays comme les autres» et son «modèle» est un exemple
pour le reste du monde. 
C'est exactement le contraire. La France est devenue un contre-modèle social qu'aucun pays au monde ne tente de copier. Je me demande dans quel univers
vit Jacques Chirac pour dire des choses pareilles. Il ne faut pas noircir excessivement le tableau, mais le modèle social français est un échec pour un
tiers des Français. Quelques chiffres : alors que les dépenses publiques augmentent sans discontinuer depuis 1980, le chômage de masse s'est inscrit dans
la durée depuis un quart de siècle. La France est l'un des plus mauvais élèves parmi les pays développés et se situe même en bas du classement européen,
juste devant la Grèce et la Pologne. Ce pays de plus de 60 millions d'habitants compte environ 3 millions de chômeurs, 4,5 millions de pauvres et 5 millions
de personnes qui se situent au niveau du seuil de pauvreté. Le pire est que la plupart des dépenses sociales vont à la moitié la plus riche de la population.
Le modèle  français, ce sont des politiques sociales, fiscales et économiques qui protègent ceux qui se trouvent en haut de l'échelle des revenus aux dépens
des autres, les jeunes, les femmes, les immigrés et, bien sûr, les chômeurs. Les exceptions à ce fiasco sont la politique familiale et le système de santé.
En écoutant les politiques et les médias, on a l'impression que ce modèle est consubstantiel de la France. Or, en réalité, il est plus récent qu'on ne
l'imagine : il ne date, dans sa structure actuelle, que des années 70. Pendant les Trente Glorieuses, les acquis sociaux n'étaient pas ceux que l'on a
aujourd'hui. 
Les Français sont-ils incapables d'entendre la vérité sur l'état réel de leur société ? 
Les choses évoluent. Depuis cinq ans, de plus en plus de gens admettent que le modèle social français est brisé, car il crée désormais des exclus. Je me
demande vraiment si la gauche a compris la gravité de ce qui se passe. Quand Ségolène Royal promet 100 milliards d'euros de dépenses nouvelles alors que
la dette publique dépasse 63 % du PIB et qu'elle a triplé depuis 1980, c'est un contresens. Il est vrai que Nicolas Sarkozy n'est guère plus réaliste en
promettant 32 milliards de dépenses nouvelles, mais, au moins, il prône des mesures qui mèneront à une relance de l'économie, ce qui permettra de payer
ses promesses. 
Le refus de la Constitution européenne en 2005, en grande partie motivé par le rejet de l'économie de marché, n'est-il pas symptomatique de l'état de la
France ? 
Ce qui empêche les réformes, c'est effectivement le refus du monde tel qu'il est, le refus du marché. Si on demande aux Canadiens si leur pays est capitaliste,
90 % répondront positivement, et la même proportion jugera ce système acceptable. En France, une petite majorité admettra que le système est capitaliste,
et une forte majorité dira qu'elle préférerait vivre dans une société socialiste. Il y a cette tendance à refuser l'identité du pays. Regardez autour de
vous, le marché est partout en France, et pourtant personne n'est fier de cet héritage capitaliste. 
Comment expliquer cette schizophrénie ? 
Avant les années 40, la France figurait parmi les pays les plus libéraux au monde. Mêmes les Britanniques, les Allemands, les Suédois n'ont pas été aussi
loin : ils ont mis en place un système à mi-chemin entre capitalisme et socialisme. Je ne suis pas d'accord avec ceux qui disent qu'il y a une ligne droite
entre Colbert et la France actuelle. En particulier, la Révolution française s'est faite au nom de l'économie de marché, au nom de la liberté et notamment
de celle d'entreprendre. Mais, tout d'un coup, après la Seconde Guerre mondiale, la France a changé et, avec une fièvre quasi religieuse, est devenue l'un
des pays les plus dirigistes du monde démocratique. Peut-être est-ce la défaite et la collaboration qui ont complètement discrédité le capitalisme, le
patronat, la droite. 
On peut aussi expliquer ce virage par le poids du parti communiste à la Libération et par le rôle de l'Etat dans la reconstruction : les Français ont identifié
les Trente Glorieuses à la toute-puissance des pouvoirs publics. 
Tout à fait. L'Etat étant devenu énorme à l'époque où l'économie française vivait son âge d'or, beaucoup de Français ne peuvent imaginer de prospérité sans
un Etat très dépensier. Mais il faut leur expliquer que ce n'est pas l'étatisme qui est responsable du développement économique de leur pays. Au Canada,
nous avons connu les Trente Glorieuses, mais nous n'avons pas construit pour autant un Etat puissant. Le miracle allemand a aussi eu lieu, mais avec un
Etat minimal. L'étatisme a joué un rôle en France, c'est certain, mais ce n'est pas un modèle éternel. Ce monde est derrière nous : limiter le rôle de
l'Etat, ce n'est pas être « ultralibéral». Les Suédois ont privatisé le quart des services publics, mais ils fonctionnent mieux qu'en France. Bien que
le monde ait changé, les idées, en France, n'ont pas suivi la réalité. Il est frappant de constater qu'après la chute du mur de Berlin, la France est l'un
des rares pays à ne pas avoir connu un processus de «démarxisation» de la pensée. L'exemple du Parti socialiste est fascinant : il continue à développer
une méfiance envers les riches comme au plus beau temps de la lutte des classes. Il voit les conflits sociaux comme un jeu à somme nulle : «Je suis pauvre
parce que les riches sont riches.» On veut donc réduire les parts du gâteau, au lieu d'essayer de le faire grossir pour que chacun ait une plus grosse
part. Les 35 heures procèdent de cette logique : on voit le travail comme une ressource limitée et donc on réduit la part de chacun. La faute majeure du
PS, c'est son pessimisme incroyable. Alors que, lorsqu'on voit les autres pays riches, comme le Canada, on constate que l'on travaille plus et que l'on
réduit le chômage en même temps. Ce blocage intellectuel se manifeste aussi dans le nombre de petits partis narcissiques, que ce soit le parti communiste
ou les formations trotskistes, qui pèsent encore plus de 10 % des voix, alors qu'ils devraient avoir disparu depuis longtemps.
La force et la permanence de l'extrême droite en France sont tout aussi étonnantes. Cela rappelle la République de Weimar où les petits partis ont contribué
à déstabiliser le centre, avec le résultat que l'on sait. Ces partis extrémistes existent parce que ni le PS ni l'UMP n'ont pris le tournant idéologique
qui s'imposait après l'effondrement du communisme. Dans les autres démocraties modernes, une grande majorité accepte, autour du centre, l'ordre social
tel qu'il est, ce qui ne veut pas dire qu'aucun changement ne soit possible. Simplement, les peuples savent seuls que des petits pas, des petites réformes
sont possibles : personne ne rêve plus du grand soir, de brûler la maison tout entière pour reconstruire un «autre chose» forcément mythique. 
La mondialisation et l'Europe sont perçus comme des menaces pour le modèle social français. 
La mondialisation et l'Europe jouent un rôle de repoussoir : on explique que c'est la dictature des marchés financiers ou de Bruxelles qui empêche la France
de faire fonctionner efficacement son modèle social. On ferme ainsi les yeux sur les problèmes endogènes et on se concentre sur les prétendues menaces
exogènes. La mondialisation est perçue comme une menace dont il faut se défendre et non comme un fait de la vie auquel il faut s'adapter. Pourtant, la
France n'a pas toujours été ainsi : dans les années 50 et 60, elle s'est adaptée à la nouvelle donne économique, comme le montre l'exode rural. Les Trente
Glorieuses ont exigé une adaptation de l'économie à la nouvelle donne économique, et cela a été un succès. Mais, dans les années 70, les Français en ont
eu assez des changements : les caisses étaient pleines, la vie confortable pour la grande majorité, la pauvreté en recul. Pourquoi, dès lors, continuer
à s'adapter ? Aujourd'hui, alors que le système est à bout de souffle, en dépit des dépenses publiques de plus en plus importantes consenties pour essayer
de le maintenir en l'état, on cherche des boucs émissaires : la racine du mal est forcément ailleurs, car la remise en cause des avantages acquis serait
trop douloureuse pour ceux qui profitent du système. Alors, on incrimine les immigrés, l'Europe, l'élite, la mondialisation. Et tout cela fait évidemment
le jeu des extrémismes. 
Dans votre livre, vous soulignez que 25 % des emplois sont publics et que 57 % des Français ont quelqu'un de leur famille immédiate qui travaille pour le
secteur public. 
Mis à part les retraités, c'est le bloc électoral le plus important. Et il y a beaucoup de connexions entre ces deux camps. Mais en Suède, où le secteur
public est encore plus important qu'en France, puisqu'il représente le tiers des travailleurs, avez-vous vu des révoltes contre les réformes ? Non. Ce
n'est pas seulement la taille du secteur public qui joue, mais aussi l'idéologie qui justifie les privilèges. Le secteur public est toujours innocent,
jamais coupable. 
La France s'est quand même beaucoup réformée dans les années 80-90. 
La France a beaucoup bénéficié des réformes des années 80 faites au nom de l'Europe, mais personne ne les a assumées. Imaginez-vous Ronald Reagan ou Margaret
Thatcher refuser d'endosser les bénéfices de leur politique ? La classe politique française, elle, a peur de dire ce qu'elle fait. Mais, encore une fois,
si la France s'est beaucoup enrichie depuis trente ans, contrairement à ce que l'on croit, la redistribution sous forme d'emplois n'a pas eu lieu. Savez-vous
que les personnes âgées de plus de 59 ans, âge moyen de la retraite, consomment 70 % des dépenses sociales, y compris les soins de santé ? Au Canada, les
gens de plus de 65 ans consomment seulement 50 % des dépenses sociales. Pourquoi ne pas remettre en cause cette situation atypique ? Parce que les retraités
votent et pèsent d'un poids déterminant. Les jeunes eux-mêmes défendent ce système, car ils espèrent en bénéficier, ce qui ne sera pas le cas : le système
est devenu intenable. 
Les Français donnent l'impression d'être plus attachés à l'égalité qu'à la liberté, comme le montre leur défiance à l'égard du libéralisme. Prenons l'idée
de réserver les allocations familiales aux familles gagnant, par exemple, moins de 5 000 euros par mois. Elle s'est heurtée à un refus au nom de l'égalité,
alors qu'une telle mesure aurait accru l'effet redistributif des allocations. 
Au Canada, on a abrogé les allocations familiales universelles en 1988. Elles sont maintenant ciblées sur les pauvres et le tiers inférieur de l'échelle
des revenus. Cela a entraîné une baisse d'environ 25 % du montant total consacré aux allocations, mais on a concentré les 75 % restant sur environ 33 %
de la population. Cela a été une réussite : le taux de pauvreté des enfants est en chute libre au Canada, contrairement à la France. On pourrait aussi
citer l'allergie française à l'impôt sur le revenu, un impôt juste, et sa tolérance à la TVA, un impôt qui pèse proportionnellement plus sur les pauvres.
Ce n'est pas de l'égalité. 
Quel bilan dressez-vous de l'Etat providence français ? 
Pour ceux nés entre 1920 et 1950, c'est un succès fantastique. Pour ceux nés entre 1950 et 1960, le bilan est mitigé. Et pour ceux nés après 1960, c'est
un échec. L'Etat providence, pour eux, c'est une longue attente dans une queue à l'ANPE, des impôts, un système d'assurance sociale trop lourd et une qualité
de vie inférieure à celle de leurs parents. Trop de gens présentent un faux choix au peuple français : la réforme nous mènera, forcément, vers une société
plus inégale. Ce genre d'arguments profite en réalité aux insiders , ceux qui ont un bon emploi aujourd'hui et qui craignent le changement. A mon avis,
la forme principale d'inégalité, c'est le chômage de masse, et, sans un processus de réforme, la France restera un pays inégalitaire, en crise permanente.