13 juin 2007

Kouchner ou l'imposture du French Doctor!

L'Etat s'est souvent caché derrière l'action des French doctors pour faire valoir ses intérêts.
Le paravent humanitaire
Par Anne VALLAEYS
QUOTIDIEN : mardi 29 mai 2007
Par Anne Vallaeys écrivain, journaliste.  
La chronique d'Alain Duhamel, «Kouchner, le boomerang bien aimé» ( Libération du 23 mai), réitère des idées reçues, une perception historique erronée, qu'il
serait juste de rétablir. Il est admis, généralement, que le nouvel humanitaire naît au Biafra en septembre 1968, sous l'impulsion de Bernard Kouchner.
A l'appel de la Croix-Rouge française, une poignée de médecins pénètrent dans l'enclave sécessionniste du Nigeria, pilonnée par l'armée fédérale. Il est
l'un des deux cents médecins (cent Suisses, soixante-dix Suédois) qui se relaient, effarés, dans la cruauté d'une guerre sans image. Grâce à la presse,
Kouchner et ses amis écrivent, enfreignant la règle du silence édictée par la Croix-Rouge de Genève. La rupture du pacte de neutralité apparaît sans conteste
comme élément fondateur d'une action humanitaire d'urgence, d'où surgira le concept de droit d'ingérence, dont Kouchner est le chantre.
Dans la version officielle, jamais ne sont abordées les ambiguïtés, voire le piège, où cet humanitaire nouveau se laissera enfermer. Ainsi, quand quarante
ans plus tard, il est question du Biafra, les intérêts d'Elf, la dimension franco-pétrolière de l'enjeu du conflit sont écartés, comme s'il s'agissait
d'un obscur conflit ethnique africain, un de plus... Pourtant, le Biafra fut le fruit de la conjonction politico-militaire d'une opération médicale et
d'actions armées, où l'Elysée usa des bases aéroportées gabonaises et ivoiriennes dans une guerre de pillage à l'époque de la guerre froide. Les citoyens
l'ignorent, mais l'action, les missions de la Croix-Rouge sont validées, autorisées par l'Elysée ; la nomination du président de l'institution relève même
des droits régaliens du chef de l'Etat...
Contraint d'agir dans l'ombre d'un conflit interne au Nigeria, où s'emmêlaient les intérêts des impérialismes d'alors, de Gaulle charge Jacques Foccart,
son Monsieur Afrique, d'acheminer médecins et médicaments d'une main, quand, de l'autre, il livre clandestinement avions, armes et mercenaires. Dans la
guerre du Biafra, le concept «humanitaire d'urgence», dont Kouchner sera désormais le héraut, intégrait les ingrédients variés d'une instrumentalisation.
Il serait indigne de reprocher aux soignants d'avoir été dupes des manipulations de l'Etat français. Ils opéraient, soignaient les victimes dans des conditions
de précarité inouïes, tandis que, côté jardin, le cynisme élyséen espérait procurer un complément énergétique à la France...
Mais pourquoi se refuser à toute analyse critique quarante ans plus tard, pourquoi nier, au mépris des faits, l'instrumentalisation de l'humanitaire au
service d'une guerre d'intérêts ? Plus gênant. Dès son retour à Paris en 1969, Bernard Kouchner promeut un Comité de lutte contre le génocide au Biafra,
victime d'une famine de masse. Sans attenter aux mémoires de centaines de milliers de victimes de la «sécession avortée», on sait depuis belle lurette
que cette invocation génocidaire était manipulation de services. Une «commande» de Jacques Foccart aux «affreux», à quelques rédacteurs employés, «briefés» par
Paddy Davies, secrétaire d'Etat à la propagande de la dissidence biafraise, et aux soins d'une officine de relations publiques, Mark Press, sise à Genève.
Non pour des fins humanitaires, mais au profit des intérêts pétroliers de la France gaulliste.
Autre idée reçue : MSF n'est pas née au Biafra, mais dans les bureaux d'un magazine médical, Tonus, en décembre 1971, deux ans après la fin de cette guerre.
Bernard Kouchner n'en est pas l'unique fondateur, ils étaient douze, dont le journaliste tiers-mondiste Philippe Bernier ; le premier président de MSF
élu est une personnalité de l'UNR gaulliste, Marcel Delcourt.
Doit-on rappeler que Kouchner était farouchement opposé à la création d'une organisation médicale structurée, compétente ? Son style relevait du commando
de pionniers témoins, dont le rôle était d'acheminer les caméras dans les conflits. Afin d'acculer les gouvernements à l'action. En cela, le parcours de
Kouchner répond à la logique d'un humanitaire gouverné par le politique, tout comme le secrétariat d'Etat à l'action humanitaire qu'il assuma de 1988 à
1992, sous le président Mitterrand. Il faut donc lui reconnaître cette cohérence.
Mais les conceptions d'agitateur médiatique ne plaisaient guère aux médecins de MSF, partisans de l'efficacité, de l'action médicale concrète, indépendante
de l'Etat. Mis en minorité par l'assemblée générale, Kouchner quitte MSF en 1979. Et c'est bien ce MSF, libre de ses gestes et de ses mots, reconnu dans
son efficacité de terrain, qui est couronné par le Nobel de la paix, vingt ans plus tard, en 1999.
Ce n'est pas le droit d'ingérence qui est célébré à Stockholm, mais le devoir d'ingérence des hommes et des femmes qui se mêlent de ce qui ne les regarde
pas. Ils n'ont d'autres mobiles que soigner, secourir les civils victimes du chaos. Au risque de se dresser contre un certain ordre des Etats !
En ce qui concerne le droit d'ingérence, il faut rappeler que les logiques étatiques et humanitaires sont différentes : les principes humanitaires ne se
partagent pas, alors que l'action politique de l'Etat se joue en fonction de ses intérêts propres. La définition même du politique est l'art de gouverner
l'Etat et d'organiser ses relations avec les autres Etats. Un art qui ne s'accommode pas forcément des principes de la morale ordinaire... User de l'expression
«humanitaire d'Etat»  n'est qu'un alibi permettant aux gouvernements de s'exonérer d'affronter la politique.
Il serait judicieux à cet égard de conserver à l'esprit les fiascos de la décennie 90, les «couloirs humanitaires» meurtriers, les «zones de sécurité» de
Srebrenica et de Gorazde, «refuges humanitaires» où des milliers de civils désarmés furent massacrés ; de ne pas oublier l'approbation par Kouchner de
l'intervention armée des Etats-Unis en Irak, en opposition avec l'axe diplomatique défendu par Jacques Chirac au Conseil de sécurité. Il serait bienvenu,
encore, de rappeler l'opération «militaro-humanitaire» américaine en Somalie, «Restore Hope», en 1992, saluée par le secrétaire d'Etat français Kouchner,
comme «fantastique pas en avant en direction du droit d'ingérence». Les observateurs de politique étrangère et les humanitaires, moins oublieux que les
commentateurs, se souviennent d'un désastre dont apparemment Kouchner n'a tiré aucune leçon. Ce serait opportun au moment où il en prône la réédition au
Darfour...