29 mars 2007

Réflexions:L'identité Nationale par Fernand Braudel

Jeudi 29 mars 2007
 
Jour J-24
 
L'identité de la France, par Fernand Braudel
 
        "Je  crois que le thème de l'identité française s'impose à tout le monde, qu'on soit de gauche, de droite ou du centre, de l'extrême gauche ou de
l'extrême droite. C'est un problème qui se pose à tous les Français. D'ailleurs, à chaque instant, la France vivante se retourne vers l'histoire et vers
son passé pour avoir des renseignements sur elle-même. Renseignements qu'elle accepte ou qu'elle n'accepte pas, qu'elle transforme ou auxquels elle se
résigne. Mais, enfin, c'est une interrogation pour tout le monde.
 
II ne s'agit donc pas d'une identité de la France qui puisse être opposée à la droite ou à la gauche. Pour un historien, il y a une identité de la France
à rechercher avec les erreurs et les succès possibles, mais en dehors de toute position politique partisane. Je ne veux pas qu'on s'amuse avec l'identité.
 
Vous me demandez s'il est possible d'en donner une définition. Oui, à condition qu'elle laisse place à toutes les interprétations, à toutes les interventions.
Pour moi, l'identité de la France est incompréhensible si on ne la replace pas dans la suite des événements de son passé, car le passé intervient dans
le présent, le "brûle".
 
C'est justement cet accord du temps présent avec le temps passé qui représenterait pour moi l'identité parfaite, laquelle n'existe pas. Le passé, c'est
une série d'expériences, de réalités bien antérieures à vous et moi, mais qui existeront encore dans dix, vingt, trente ans ou même beaucoup plus tard.
Le problème pratique de l'identité dans la vie actuelle, c'est donc l'accord ou le désaccord avec des réalités profondes, le fait d'être attentif, ou pas,
à ces réalités profondes et d'avoir ou non une politique qui en tient compte, essaie de modifier ce qui est modifiable, de conserver ce qui doit l'être.
C'est une réflexion attentive sur ce qui existe au préalable. Construire l'identité française au gré des fantasmes, des opinions politiques, ça je suis
tout à fait contre.
 
Le premier point important, décisif, c'est l'unité de la France. Comme on dit au temps de la Révolution, la République est "une et indivisible". Et on devrait
dire : la France une et indivisible. Or, de plus en plus, on dit, en contradiction avec cette constatation profonde : la France est divisible. C'est un
jeu de mots, mais qui me semble dangereux. Parce que la France, ce sont des France différentes qui ont été cousues ensemble. Michelet disait : c'est la
France française, c'est-à-dire la France autour de Paris, qui a fini par s'imposer aux différentes France qui, aujourd'hui, constituent l'espace de l'Hexagone.
 
La France a dépensé le meilleur de ses forces vives à se constituer comme une unité ; elle est en cela comparable à toutes les autres nations du monde.
L'oeuvre de la royauté française est une oeuvre de longue haleine pour incorporer à la France des provinces qui pouvaient pencher de notre côté mais avaient
aussi des raisons de ne pas désirer être incorporées au royaume. Même la Lorraine en 1766 n'est pas contente de devenir française. Et que dire alors des
pays de la France méridionale : ils ont été amenés dans le giron français par la force et ensuite par l'habitude.
 
II y a donc dans l'identité de la France ce besoin de concentration, de centralisation, contre lequel il est dangereux d'agir. Ce qui vous suggère que je
ne vois pas la décentralisation d'un oeil tout à fait favorable. Je ne la crois d'ailleurs pas facile. Je crois que le pouvoir central est tel que, à chaque
instant, il peut ramener les régions qui seraient trop égoïstes, trop soucieuses d'elles-mêmes, dans le sens de l'intérêt général. Mais c'est un gros problème.
 
La seconde chose que je peux vous indiquer, c'est que, dans sa vie économique, de façon curieuse, depuis la première modernité, la France n'a pas su réaliser
sa prospérité économique d'ensemble. Elle est toujours en retard, pour son industrialisation, son commerce. Cela pose un problème d'ordre général. Et d'actualité,
si cette tendance est toujours valable. Comme si, quel que soit le gouvernement, la France était rétive à une direction d'ordre étatique.
 
Or la seule raison que je vois qui soit une raison permanente est que l'encadrement capitaliste de la France a toujours été mauvais. Je ne fais pas l'éloge
du capitalisme. Mais la France n'a jamais eu les hommes d'affaires qui auraient pu l'entraîner. Il y a un équipement au sommet, au point de vue capitaliste,
qui ne me semble pas parfait. Nous ne sommes pas en Hollande, en Allemagne, aux Etats-Unis, au Japon. Le capitalisme est avant tout, pour moi, une superstructure
et cette superstructure ne réussit pas à discipliner le pays jusqu'à sa base. Tant mieux peut-être ou tant pis, je n'en sais rien. Mais l'inadéquation
de la France à la vie économique du monde est un des traits de son identité.
 
Dernier trait : la France ne réussit pas au point de vue économique ; elle réussit au point de vue politique de façon limitée parce qu'elle triomphe, précisément,
dans ses propres limites. Toutes ses sorties en dehors de l'Hexagone se sont terminées de façon malheureuse, mais il y a un triomphe permanent de la vie
française, qui est un triomphe culturel, un rayonnement de civilisation.
 
L'identité de la France, c'est ce rayonnement plus ou moins brillant, plus ou moins justifié. Et ce rayonnement émane toujours de Paris. Il y a aussi une
centralisation très ancienne de la culture française. Bien sûr, il existe bien d'autres conditions : triomphe de la langue française, des habitudes françaises,
des modes françaises, et, aussi, la présence, dans ce carrefour que la France est en Europe, d'un nombre considérable d'étrangers. Il n'y a pas de civilisation
française sans l'accession des étrangers ; c'est comme ça.
 
Le gros problème dans le monde actuel est de savoir comment la société française réussira ou non à accepter ces tendances et à les défendre si nécessaire
; si vous n'avez pas, par exemple, une politique de rayonnement à l'égard de l'Europe et du monde entier, tant pis pour la culture française.
 
La langue française est exceptionnellement importante. La France, c'est la langue française. Dans la mesure où elle n'est plus prééminente, comme ce fut
le cas aux XVIIIe et XIXe siècles, nous sommes dans une crise de la culture française. Avons-nous les moyens de remonter la pente ? Je n'en suis pas sûr,
mais j'ai quelque espoir. L'empire colonial que nous avons perdu est resté fidèle à la langue française. C'est vrai aussi des pays de l'Est, de l'Amérique
latine.
 
L'identité française relève-t-elle de nos fantasmes collectifs ? Il y a des fantasmes et il y a autre chose. Si j'ai raison dans ma vision de l'identité
française, quels que soient nos pensées, nos fantasmes, il y a une réalité sous-jacente de la culture, de la politique de la société française. J'en suis
sûr. Cette réalité rayonnera ou ne rayonnera pas, mais elle est. Pour aller plus loin, je vous dirai que la France a devant elle des tâches qu'elle devrait
considérer avec attention, avec enthousiasme. Elle est devenue toute petite, non parce que son génie s'est restreint, mais en raison de la vitesse des
transports d'aujourd'hui. Dans la mesure où, devenue toute petite, elle cherche à s'étendre, à agripper les régions voisines, elle a un devoir : faire
l'Europe.
 
Elle s'y emploie, mais l'Europe s'est accomplie à un niveau beaucoup trop haut. Ce qui compte, c'est de faire l'Europe des peuples et non pas celle des
patries, des gouvernements ou des affaires. Et ce ne sera possible que par la générosité et la fraternité."
 
Cet entretien, publié dans les colonnes du Monde les 24-25 mars 1985, a été réalisé par Michel Kajman.
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