28 mars 2007

Echos de la campagne: du flottement, il y a du folttement!

Echos de la campagne
« Y a un flottement pas franc »
#reaction
En 2002, Bernard Poignant envoyait au candidat Jospin des lettres alarmistes. Aujourd'hui, autour de lui, ils sont morts d'inquiétude. Mais à qui écrire
désormais ?
 
Son bureau est un grenier, à l'écart des bruits de la ville. On y grimpe par un petit escalier tout raide. C'est une mansarde aux allures de chambre d'étudiant.
Bernard Poignant, au fond, a-t-il jamais cessé d'être un étudiant au sourire moqueur, parfois voilé de spleen ? Lui, le fils de femme de ménage et d'ouvrier
boulanger, boursier jusqu'à l'agrégation d'histoire, passionné d'écriture, entré au Parti socialiste en 1974, aujourd'hui député européen après avoir été
maire de Quimper pendant douze ans et élu à l'Assemblée nationale, n'est jamais aussi heureux qu'au milieu de ses grimoires. «Je n'y peux rien, dit-il.
Depuis toujours, c'est comme ça, je pisse de l'encre.» Sur une étagère, soigneusement rangés, trois énormes classeurs de carton bleu ou vert, noués d'une
sangle de toile. Ce sont ses «lettres à Jospin». Ses «choses vues et entendues de ma pointe de Bretagne» qu'il envoyait par fax à Matignon quand son ami
était Premier ministre. Une chronique de la France taiseuse, qui lui parlait à lui, l'enfant du pays, et n'imaginait pas qu'en mémorialiste discret il
pût transmettre sa voix jusqu'au sommet de l'Etat. Toutes les lettres sont là, soigneusement classées. «Je lui racontais des choses, à ma sauce. Et s'il
ne répondait jamais, je sais qu'on les lui mettait dans son parapheur, et qu'il les lisait. Fallait être maso, non?»
 
cadre sans nom 1
fin du cadre sans nom 1
Pour 2007, il aurait aimé que Jospin rempile, ou qu'à défaut François Hollande, pour qui il a une solide estime, se présente. Finalement, lors de la primaire
du PS, c'est Dominique Strauss-Kahn qui a eu sa voix. Dans la section de Quimper, Ségolène Royal n'a pas obtenu la majorité absolue (49%), suivie de DSK
(45%), quand Fabius (6%) s'est ramassé une terrible veste. Poignant a ironisé, reprenant une de ses phrases de potache : «L'an dernier, les carottes étaient
râpées; cette fois, elles sont cuites.»
Dans une bouffée de nostalgie, il feuillette ses lettres à l'ami Lionel, qui prennent aujourd'hui une étrange résonance. Le 5 mars 2002, il prévient : «Il
va falloir se méfier de l'euphorie. Les électeurs n'aiment pas la gourmandise dupouvoir, si elle se montrait trop voyante.» Le 24 : «Il faut plaider le
vote utile. Tout le monde voit un duel final Jospin-Chirac, ce qui autorise à se distraire au premier tour. Il faut trouver des arguments pour éviter à
2% ou à 4% des électeursde papillonner.» Il n'avait pas vu Le Pen arriver, se désole-t-il aujourd'hui encore. Mais il était inquiet, et enrage de ne pas
avoir su faire partager son trouble. Le 8 avril, nouvelle lettre : «C'est la première fois que l'on me demande : c'est quoi être de gauche, être socialiste,
aujourd'hui?» Et il poursuit : «Les gens n'ont pas seulement besoin d'être écoutés, ils veulent aussi qu'on leur parle.» Et qui leur parle aujourd'hui
?
La veille, deux heures de route aller, deux heures de route retour, en indécrottable militant, Bernard Poignant s'est rendu dans les Côtes-d'Armor, à Gommenec'h,
494 habitants, pour participer à un banquet républicain et vanter loyalement les mérites d'une candidate qui ne l'a pourtant jamais séduit. Une soixantaine
de couverts, très peu de jeunes, il a fait ce qu'il a pu. Entre la soupe de légumes et le canard aux pêches, des « camarades » marmonnaient entre eux que
«ça ne sentait pas bon». «Ségo en panne», «Sarko tout-puissant» et «Bayrou qui nous fait son troisième homme»: sur le parking de la salle des fêtes, personne
n'avait un moral d'acier. Bernard Poignant en convient tristement : «Ça turbule...» Depuis le début du mois de mars, François Bayrou l'inattendu est entré
dans la course. «Il est dans le mouchoir. Dans le mouchoir de poche. Et les Français peuvent être pris à l'hameçon.»
Le samedi matin, chaque fois qu'il veut sentir la campagne, c'est ici, devant la halle du marché de Quimper, au coin de la place Terre-au-Duc, là où bouillonne
le Steir juste avant qu'il ne se jette dans l'Odet, que Bernard Poignant, un paquet de tracts sous le bras, ouvre grand ses oreilles. Il y a les élus UMP
Ludovic et Guillaume, Isabelle, l'adjointe au maire UDF. Aucune agressivité, il les connaît depuis leur adolescence. «L'UMP est soucieuse, les mecs à Bayrou
sont sur un petit nuage. Et nous, on n'est pas sûrs de nous. Tout est brouillé», murmure-t-il. Pour 3 euros le tour, Gildas, l'homme aux yeux si bleus
et au chapeau de cow-boy, balade depuis des années les enfants sur le dos de ses deux poneys, Nez qui coule et Caca mou. Il papote avec les parents, entend
tout ce qui se dit dans le centre-ville. Et il en parle avec son vieux pote Poignant : «En 2002, les gens se sont fait plaisir. Ils sont allés à la plage,
et quand ils sont revenus ils se sont dit: ah ben, il s'est passé un drôle de truc! Et maintenant? En 2007, l'ambiance est bizarre. Les gens en ont marre
du clivage droite-gauche. Et c'est pas la campagne à la télé qui va les aider : il n'y a pas de débat, que du bluff! On dirait la Star Ac. Et puis les
gens sont misogynes, ils parlent du tailleur rouge de Ségolène, mais jamais des talonnettes de Sarko! Celui qui plaît, c'est Bayrou, avec son côté paysan
béarnais qui dit qu'il ne faut pas dépenser ce qu'on n'a pas. Moi, j'écoute, mais je ne sais toujours pas pour qui je vais voter...» Poignant serre les
mains, embrasse les vieilles dames et picore les commentaires en faisant son marché. «Il y a comme un malaise. En 2002, les gens parlaient plus, dit une
marchande. On a bien vu que Jospin n'avait pas la cote et on a senti monter Le Pen. Mais là il y a un flottement pas franc. Sarko présente bien. Il paraît
sévère et doux en même temps. Vous avez vu comme il ne se met plus en colère? Mais en même temps il fait peur à d'autres qui se demandent qui est le plus
à même de le battre. Alors ils parlentde Bayrou de plus en plus.» Et Ségolène Royal ? «Ça colle pas trop, regrette une vieille électrice socialiste. Son
ISF, ça nous a fichu un coup.»
 
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Malgré sa sempiternelle bonne humeur, Bernard Poignant broie du noir. Ce qu'il entend lui flanque le bourdon. « On a tout pour nous. On devrait gagner.
Mais je vois les électeurs nous filer entre les doigts et ça me désespère. Nous ne donnons pas le tempo. La campagne est routinière. Provoquons un choc.
Surtout, ne diabolisons pas les électeurs de Bayrou en les accusant de voter pour un type de droite, ça ne sert à rien. Ce qu'il faut, c'est montrer qu'il
est une illusion et qu'on ne sait pas avec qui il compte gouverner. » Voilà ce qu'écrirait Bernard Poignant s'il se remettait à ses chroniques bretonnes.
 
Agathe Logeart
Le Nouvel Observateur