23 février 2007

Réflexions:Quel était le tymbre de la voix de Danton?

Qu'est-ce qu'une voix ? Une simple voix ? C'est l'homme tout entier. Ou la femme. Voilà ce qu'on se disait en réécoutant Edith Piaf chanter. Inutile de
la voir, inutile de se la représenter : elle est là, frémissante, et sa voix vous emporte. Une voix, c'est un souffle, une empreinte. Une voix, c'est un
code unique, complexe.
"Allô !" A peine prononcée, cette formule magique dessine un visage. "C'est moi..." "Allô !" Ce seul mot, prononcé par le philosophe Emmanuel Levinas (1905-1995),
servait de signature. Dans sa manière de le prononcer, de l'expulser avec une panique de noyé, il signifiait toute sa vie, ou le pan caché d'une autre
vie, comme le raconte son biographe Salomon Malka (Levinas, la vie et la trace, Lattès, 2002). Et, quand Piaf s'étonne devant un homme qu'elle croise -
"Mais vous pleurez, Milord !" -, elle témoigne avec les mots d'un autre mais avec sa voix rauque de sa compassion et de son vrai visage.
La voix nue possède aussi le don unique de charrier avec elle le vent de l'Histoire. Une voix puissante peut faire se lever un peuple (celle du général
de Gaulle) ; une voix peut aussi le fasciner et le dompter (celle d'Hitler). La voix est un charme dont il ne faudrait pas laisser l'étude aux seuls spécialistes.
Quand surgit du parvis du Panthéon, en 1964, la voix vrillée d'André Malraux évoquant la Résistance et le combat de Jean Moulin (1899-1943), c'est toute
une génération qui reste marquée, comme frappée d'un sceau, par un timbre particulier, une emphase sidérante, le sortilège d'un discours porté par un grain
de voix exceptionnel.
Et chaque voix a son grain. Ce grain qui accroche, retient, irrite... Ce grain qui attrape. "Le grain, c'est le corps dans la voix qui chante, dans la main
qui écrit, dans le membre qui exécute", a relevé Roland Barthes. Le grain est une chair, il donne à la voix son épaisseur, sa compacité, sa sensualité.
C'est lui qui habite la voix, qui la fait chanter, murmurer, vibrer, éclater. C'est lui qui permet de contester l'assertion de Buffon, le grand Buffon
(1707-1788), qui disait dans une formule lapidaire : "Le style, c'est l'homme."
Deux siècles plus tard, osons l'affirmer : "La voix c'est la femme", alors que celle d'Edith Piaf résonne de plus belle. La voix de Piaf porte la griffe
des secrets de son enfance. C'est une voix de gueule et de gouaille. Indémodable pour l'instant. Donc véritablement exceptionnelle, car les voix se démodent
presque aussi vite que les vêtements. C'est l'un des nombreux mystères des voix. Elles nous résument et nous condamnent à notre temps. Comment parlait
César ? Sur quel ton ? Quel était son timbre, son rythme, ses inflexions de voix ? Nous ne le saurons jamais. Et nous serions de toute manière désagréablement
surpris. Comment Robespierre plaçait-il sa voix ? Et Danton ? Et Saint-Just ? Leurs voix étaient-elles chaudes ou métalliques ?
Jusqu'à présent, nulle voix n'est jamais parvenue à se bonifier depuis que la technique permet de les graver. Pour elles, le demi-siècle semble une éternité.
Au-delà, elles semblent désuètes. Littéralement, elles nous éloignent et nous mettent mal à l'aise. Trop déconcertantes. Le cinéma parlant en donne la
mesure. Avez-vous en mémoire la voix de Gérard Philipe ? Non ? Conservez plutôt le souvenir de son allure et de son regard !
Il y a encore peu, les voix étaient plus légères et sautillantes, presque suraiguës pour une oreille d'aujourd'hui. Les voix d'hommes s'envolaient, les
voix de femmes crissaient. Jean Gabin était à part. Il a inauguré une époque, celle des voix bourrues et lourdes, chargées de glaise, au moment précis
où les hommes désertaient la campagne. Comme de Gaulle, dont les basses ont fait vibrer les Français avant de les lasser. Mais c'est une autre histoire.
Article paru dans l'édition du 20.02.07.