18 février 2007

Societatis:Les classes populaires!

Vendredi 16 février 2007       
 
Plongée au coeur des classes populaires
« C'est le système tout entier qui est rejeté » Depuis quinze ans, presque la moitié du corps électoral a perdu toute confiance dans la politique. Alain
Mergier, sociologue, auteur du « Descenseur social », explique pourquoi, en 2007, un mince espoir est en train de renaître. Une analyse qui n'est pas passée
inaperçue des deux principaux candidats...
 
Le Nouvel Observateur. - Les classes populaires sont un enjeu décisif de la présidentielle de 2007. Vous êtes sans doute l'un de ceux qui a le mieux étudié
leur comportement, leurs attentes, leurs liens avec la politique. Comment se joue cette partie décisive qui, jusqu'à présent, a peu été prise en compte
par les commentateurs?
Alain Mergier. - Les principaux acteurs de la présidentielle, c'est-à-dire ceux qui rassemblent aujourd'hui près de 60% des intentions de vote au premier
tour - Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal -, ont compris, manifestement, que là était le coeur de la bataille. Chacun de ces deux candidats tire de ce constat
des conséquences qui constituent la véritable nouveauté de la présidentielle de 2007.
N. O. - D'un simple point de vue numérique y a-t-il un seul candidat qui pourrait faire l'impasse sur un secteur de l'opinion aussiimportant?
A. Mergier. - Les milieux populaires, au sens où nous l'avons défini avec Philippe Guibert, c'est 30% de la population, un actif sur deux, plus d'un tiers
des électeurs. Mais il faut ajouter une partie importante des classes moyennes qui, de déclassement en fragilisation, se rapproche des raisonnements des
milieux populaires. Nous nous trouvons avec près de la moitié du corps électoral. Or cette partie de la population forme un continent noir, un continent
méconnu qui vit en sécession par rapport à l'offre politique traditionnelle. Les grands commentateurs, les sondeurs, les médias nationaux maîtrisent parfaitement
le comportement de l'autre moitié de la France. Celle d'en haut. Tout cela est structuré et les évolutions - limitées au demeurant - sont identifiées avec
précision. Mais ce n'est pas là que se joue l'élection. On l'a vu à la présidentielle de 2002. On l'a vérifié à nouveau lors du référendum européen de
2005. Certains ont parlé d'accident, voire d'irrationalité des électeurs. Je parlerais plutôt de l'effet d'une cécité persistante de l'expertise politique.
 
cadre sans nom 1
fin du cadre sans nom 1
N. O. - Pourquoi?
A. Mergier. - On ne refera pas ici l'histoire de ces deux scrutins dont le résultat était parfaitement prévisible. A partir des analyses qu'avec mon équipe
nous réalisons sur les milieux populaires, c'était pour moi une évidence et je l'ai dit, à l'époque, plusieurs mois à l'avance. Pour cette population en
effet, la société n'est plus une promesse - fût-elle frustrée - mais une menace. J'ai parlé de «descenseur social». C'est une manière de dire que, pour
les milieux populaires, le fameux ascenseur social n'est pas en panne comme on le dit souvent mais qu'il est organisé pour tirer dans le mauvais sens.
Il en découle un sentiment de vulnérabilité extrême. Les milieux populaires ont perdu la main sur leur propre destin et a fortiori sur le destin commun
de la France. Ils forment un peuple de destitués. Et cela change tout. Le regard notamment qui n'est plus dirigé vers le haut - espoir d'un progrès - mais
vers le bas - crainte du déclassement et ressentiment à l'égard de ceux qui, tout en bas de l'échelle, sont perçus comme les profiteurs et les complices
d'un système fou.
N. O. - Quelle est la conséquence de cette inversion du regard?
A. Mergier. - Elle est très simple : c'est la décrédibilisation de l'action politique. Vous me direz que ça, on l'a entendu mille fois. C'est vrai mais
je crois que ce constat a été mal fait. La rupture de confiance dans l'action politique n'est pas simplement liéeà l'inefficacité de telle ou telle mesure,
nià telle ou telle promesse non tenue, ni même à tel ou tel acteur politique. Non, elle est liée à la méconnaissace dans laquelle le système poli-tique
s'est tenu à l'égard de ceque les gens vivent au jour le jour. Méconnaissance tellement profonde, tellement régulière qu'elle est vécue comme du mépris.
C'est le système tout entier qui est rejeté puisqu'il a fait la preuve depuis dix ou quinze ans que, s'il est incapable de remettre les choses à l'endroit,
c'est soit par ignorance soit par dédain. Par système, il faut aussi entendre non seulement le système des pouvoirs mais aussi le système de pensée. Juste
un exemple. Jospin pense en 2002 que la question de l'emploi prime sur celle de l'insécurité. Sa façon de penser est radicalement étrangère à l'expérience
des milieux populaires. Quelle idée saugrenue, très présente dans l'expertise politique, que d'évaluer comparativement le poids du chômage et celui de
l'insécurité ! Quelle est le plus problématique pour vous la peste ou le choléra ? Le chômage ou la violence ? Vous pouvez toujours dire que c'est la peste,
le chômage. Mais le vrai problème ne se pose pas comme ça. Le vrai problème, c'est la vulnérabilité extrême, alliant chômage et insécurité.
N. O. - Les classes populaires sont-elles en voie de dépolitisation?
A. Mergier. - Ceux qui le croient font un contresens absolu. Toutes nos enquêtes, sur le terrain, montrent l'inverse. Comme me l'a dit un jour l'un de mes
interviewés : «Ce n'est pas nous qui sommes dépolitisés. Ce sont les hommes politiques qui le sont.» Même si c'est dur à admettre, il faut reconnaître
que, pour cette population, le lien avec la politique a été maintenu par Le Pen. Le leader du FN est le pilier historique de ce contre-système. C'est lui
qui l'organise et le structure symboliquement, y compris pour ceux qui n'adhèrent pas à son discours.
N. O. - Cela vaut aussi pour la présidentielle de 2007?
A. Mergier. - J'ai envie de dire oui et non. Oui, parce que l'idée angoissante du « descenseur social » est toujours aussi présente dans les milieux populaires
et, comme j'ai dit, dans une bonne partie des classes moyennes et que la décrédibilisation de l'action politique demeure massive. Non, parce que nos enquêtes
montrent qu'il s'est passé quelque chose depuis un an dans la perception de l'offre politique.
N. O. - C'est-à-dire?
A. Mergier. - Le point de départ, c'est la perception au début de l'année 2006 qu'il y avait à l'horizon une échéance présidentielle et que c'était là l'occasion
de dire « ça suffit, il faut que ça s'arrête ». Mais l'important dans ce que disent mes interviewés est ailleurs. Pour la première fois, on a senti renaître
l'idée que peut-être, cette fois-ci, il pouvait se passer quelque chose. Ce n'est pas un espoir. C'est un début d'attention là où il n'y avait que désillusion
massive. Dans un premier temps, Nicolas Sarkozy, par son style, sa rhétorique de l'action, la mise en scène de son énergie, a installé l'idée que peut-être,
sous certaines conditions, l'action politique pouvait changer quelque chose. Mais en même temps le personnage inquiète. On sent une part sombre. On craint
que cette énergie brute - l'action prouvant que l'action est possible - débouche sur une forme d'outrance, une autre violence, institutionnelle. D'où l'attente
d'un cadrage éthique de l'action. Mais cette attente n'a rien à voir avec la mise en avant des valeurs idéologiques ou politiques, c'est une éthique du
respect de la personne qui est demandée dans les milieux populaires. Ségolène Royal émerge en répondant à cette demande.
 
cadre sans nom 2
fin du cadre sans nom 2
N. O. - Ce double mouvement de crédibilisation qui passe par la confrontation entre Sarko - l'action énergie - et Ségo - l'action respectueuse - est-il
encore perceptible alors que la campagne commence?
A. Mergier. - Dans mes enquêtes, oui. Mais comprenons-nous bien. Je ne suis pas sondeur. Je ne fais pas d'arithmétique électorale et je ne prévois pas le
détail du vote des classes populaires. Je dis simplement qu'au jour d'aujourd'hui, pour ces dernières, l'hypothèse du changement possible n'a pas disparu
et que cette hypothèse se structure autour de Nicolas Sarkozy et de Ségolène Royal avec, ne l'oublions pas, le recours structurant :Le Pen.
N. O. - Les autres ne pèsent pas?
A. Mergier. - Ils ne structurent pas les milieux populaires. C'est vrai, pour l'instant, pour François Bayrou qui parle essentiellement à l'autre France,
celle d'en haut. Ça l'est également pour l'extrême-gauche parce que les milieux populaires - c'est un point capital - ne vivent pas dans l'espoir d'un
changement complet de système économique ou social. Ils sont extrêmement réalistes. La question de la faisabilité des programmes est très présente dans
leur esprit. C'est en ce sens que même si, comme je le pense, la relation à l'offrepolitique s'est transformée, il ne faut pas conclure au retour de la
confiance. On ne votera pas les yeux fermés.
N. O. - Quels sont pour eux les preuves possibles de cette inversion?
A. Mergier. - En campagne, par définition, il n'y a que des promesses. Les milieux populaires ne se détermineront pas davantage en fonction des programmes
qu'hier sur la base des articles d'un traité constitutionnel. Hier, il n'y avait que des refus. Aujourd'hui, les milieux populaires prennent les candidats
au mot mais dans la logique de la défiance : vous nous proposez un nouveau type de relation ? Fort bien. Vous montrez de l'intérêt pour nous ? Parfait.
Nous voulons bien jouer le jeu. Mais attention, pas de confiance aveugle en ce qui nous concerne et gare à ceux qui s'avancent masqués vers nous.
N. O. - L'attente - fût-elle ténue - porte sur quoi?
A. Mergier. - Dans les interviews que je réalise, il y a en toile de fond deux questions. Comment ce qui m'est proposé va changer concrètement ma vie de
tous les jours ? J'ai besoin de l'imaginer. Et puis, dans la société qui m'est proposée, vais-je trouver une place à part entière ? La question est toujours
double : crédibilité de l'action et garantie éthique. L'enjeu de Nicolas Sarkozy, celui qui guide son repositionnement du 14 janvier, est de faire passer
l'activisme qu'il met en scène pour une énergie humaniste. L'enjeu du 11 février pour Ségolène Royale était de montrer comment l'éthique de la personne
qu'elle incarne peut transformer le fonctionnement réel de la société.
 
François Bazin
Le Nouvel Observateur