22 février 2007

Portrait:Sarko au ta=ravers des yeux d'un journaliste du Monde, plus lucide que Chimène!

Jeudi 22 février 2007
Pas besoin de remonter très loin. Tenez, pas plus tard que le 6 février. Un déplacement comme des dizaines d'autres, rendez-vous gare de Lyon, à Paris.
Son arrivée se devine au mouvement qu'elle déclenche. Une masse mouvante hérissée de perches et de caméras qui se bousculent pour monter avec lui dans
son wagon. La direction du jour : Le Creusot (Saône-et-Loire). Après, il suffit d'attendre son tour. Viendra d'abord celui des images. Sarkozy dans le
train, Sarkozy feuilletant des dossiers en compagnie d'un élu ou d'un collaborateur, Sarkozy en laboureur du territoire : de quoi faire un plan de coupe
dans les sujets des 20 Heures, une illustration pour un sujet magazine.
Et nous, la presse écrite ? Ce jour-là, c'est Franck Louvrier, chargé de la communication, interface indispensable et serviable entre le candidat et les
médias, les grands comme les petits, qui viendra nous parler. Le sujet du jour : la prestation du candidat la veille sur TF1. Record d'audience à la clé.
Pourra-t-on le voir ? "Oui, sans doute, dans un moment, on verra." C'est tout vu. Dix minutes plus tard. Une quinzaine de journalistes, dont l'envoyé spécial
du Monde, se pressent autour de Sarkozy pour une de ces conversations "off the record", qu'on n'est pas censé rapporter, mais dont le propos sera intégralement
retranscrit dans les papiers du lendemain. Le candidat est content de lui : "Presque 10 millions de téléspectateurs, ça prouve que la politique intéresse.
Et ce n'est pas mon vieux compère Philippe Ridet qui me contredira." Cette fois, il est vraiment content de lui.
"Vieux compère..." Que faire ? Partir, drapé dans sa dignité ? Feindre l'indifférence ? Sourire niaisement ? Va pour la troisième solution. Tout Sarkozy
est là : s'appuyer sur une relation ancienne et professionnelle - elle date du milieu des années 1990 - et surjouer la connivence pour mieux déjouer la
critique. Axiome sarkozyste : on ne peut me faire le reproche de ce que je ne cache pas. Problème journalistique : comment profiter de sa proximité avec
son sujet sans en être l'otage ? Resurgissent de nombreuses heures passées à suivre son activité. Ici, des rendez-vous dans son bureau de maire de Neuilly
lorsqu'il s'empiffrait de chocolat, rongeant son frein de ne pouvoir partir à la conquête du RPR en 1999. Là, un retour en voiture d'Amiens à Paris, après
une réunion publique, où il évoque son divorce et son souci de toujours : envoyer une carte postale à ses enfants où qu'il se trouve. Ailleurs, des félicitations
pour un mariage, une naissance. Ne pas exclure qu'il puisse être sincère. L'intime et le politique imbriqués au point de ne faire qu'un. Et ce tutoiement
qui s'est installé entre nous. Comment dire vous à celui qui vous dit tu ? Pas trouvé.
Ainsi devient-on embedded, enrôlé comme ces journalistes dans l'armée américaine pendant la guerre d'Irak. Embarqué, spectateur et critique du show Sarkozy.
Une décision de rédaction en chef, une connaissance de ses réseaux, une longue fréquentation du sujet, et on se retrouve une accréditation autour du cou,
"Ensemble tout devient possible". Nous prenons ses trains, ses avions, partageons ses hôtels, échangeons quotidiennement avec ses collaborateurs. Il remplit
nos carnets de notes. Nous sature. Voyage à La Réunion, octobre 2005. Airbus estampillé "République française". L'avion n'a pas plutôt décollé que Sarkozy
est déjà parmi nous. Il salue les visages connus, d'une poignée de main virile, d'une bourrade, d'une bise, et - surtout - repère les inconnus. S'il déjeune
avec Martin Bouygues, ou Arnaud Lagardère, il n'ignore pas les petits soldats. Il s'enquiert : "Depuis quand travaillez-vous à... ?" Appose sa signature
sur le carnet d'une jeune consoeur. Bref, il laisse sa trace. En douze heures de voyage, autant au retour, nous aurons le temps de le voir beaucoup. Quand
il ne vient pas à l'arrière de l'appareil, il invite quelques-uns d'entre nous à l'avant. Surtout ne pas rester seul.
A cette époque, son épouse, Cécilia, est partie vivre à New York, le sujet est délicat et personne ne l'aborde. Son embarras est palpable. Le nôtre aussi.
A cette époque, ses amis n'en mènent pas large. Cet "accident de la vie", comme il l'appelle, peut mettre fin à des années de patiente stratégie. Ses collaborateurs
semblent atteints par ce flottement général. Sarkozy parle, de tout, à tous, à tort et à travers, sans que personne dans son entourage ne paraisse en mesure
de l'inciter à la prudence. Villepin, Chirac, la Corse, tout y passe. Et cet aveu qui sidère tout le monde : "Je ne sais pas si j'ai envie de me présenter
à la présidentielle." Il continue. "Je ne m'accrocherai pas. Je peux faire autre chose, gagner de l'argent." Il dit qu'il a envie de posséder une maison
"à la montagne". Et la seconde d'après, il enchaîne : "D'abord je fais président, puis je fais avocat." "Je ne finirai pas comme Balladur ou comme Baudis",
lâche-t-il avec mépris. Interloqués, nous le regardons partir, et on saute sur nos calepins pour noter ces propos incohérents. Quel statut leur donner
? Et qu'en faire ? "C'est off ?" s'interroge-t-on. Réponse : "Il n'y a pas de off avec Sarko." Ça pourra toujours servir.
Il arrive que Sarkozy se referme, laissant le peloton de ses suiveurs à sa porte. La gestion de l'"affaire Cécilia" est à ce titre exemplaire. Si le ministre
fait pression, avec plus ou moins de réussite, sur les éditeurs et patrons de presse afin qu'ils ne s'attardent pas sur ses déboires, il s'interdit tout
commentaire avec ses embedded : "Vous m'avez assez reproché de trop exposer ma vie privée, dit-il, pour ne pas supporter aujourd'hui que je ne vous en
dise rien." S'il aime prendre la presse à témoin de son bonheur et de ses succès, il ne commente pas ses difficultés. Autre domaine interdit : sa relation
avec Jacques Chirac. Il décourage toutes les questions sur la nature de ses rendez-vous hebdomadaires avec le chef de l'Etat, se contentant de réponses
évasives.
A-t-on l'idée de vouloir joindre son épouse, en septembre 2006, pour l'interroger sur les difficiles ajustements que provoque son retour dans le petit cercle
de ses collaborateurs, qu'il rappelle lui-même : "Pourquoi vouloir lui parler ?" On explique. Il hausse le ton : "Elle ne parlera pas." On insiste, il
s'agace. Imaginant déjà le trouble de son entourage après le retour de Cécilia, il lance, en colère : "Mes collaborateurs sont là pour appliquer une stratégie
!" Une intervention ? Elle n'était pas explicite, mais son intention - vaine - était bien de décourager l'auteur de ces lignes de relater quoi que ce soit
de cette histoire.
Me concernant, le cas est rare. Sarkozy laisse écrire, prétendant ne rien lire : "Les bons papiers me donneraient la grosse tête, les mauvais me déprimeraient."
C'est évidemment faux. Il sait quel commentaire, ironique ou critique, a suscité telle ou telle de ses interventions. Pour avoir écrit qu'il deviendrait
tôt ou tard "le point d'équilibre de son parti" (Le Monde du 27 septembre 2005), qu'il s'affadirait pour mieux rassembler, il n'a depuis cessé de me prendre
à témoin du contraire. Dix minutes de conversation suffisent pour que le sujet vienne sur la table : "Toi qui écrivais que..." Même plus besoin de terminer
la phrase : message reçu. Parfois la réplique est vive. Le Monde titre, le 29 novembre 2006, qu'il était "à la recherche de son second souffle", insistant
sur ses difficultés à rester calme et à amalgamer les personnalités de son équipe de campagne : il lance à son envoyé spécial : "Alors j'ai retrouvé mon
second souffle ?" Enfantin et bravache, il provoque, incapable de résister - quoi qu'il en dise - à la tentation d'instaurer un rapport de force, fût-il
passager. Le soir même, il assure : "Je ne t'en veux pas personnellement."
Tour à tour flattée, séduite ou douchée, la presse écrite retrouve avec lui une relation sans pathos, neutre et dépassionnée, dans la pratique de l'entretien.
Attendus, ces rendez-vous ont été préparés par le candidat-ministre et ses conseillers. Cette fois les mots sont pesés. Etalant parfois devant lui plusieurs
pages de notes, il commence à chaque fois par un propos liminaire sur le sujet à traiter. Il précise : "Je vous dis ça pour que vous me compreniez bien.
Après vous présenterez le tout comme vous voudrez." Ce n'est qu'une fois cet exercice terminé qu'il répond aux questions. Les entretiens qu'il a accordés
au Monde ont été peu corrigés. Ils contiennent en général ce qu'il faut de phases courtes pour pouvoir fabriquer "accroches" et éléments de titre. S'ils
venaient à manquer, M. Sarkozy est prêt à fournir, sur simple demande, jusqu'à quelques minutes du bouclage. Cette réputation de professionnel des médias,
il y tient. Il porte ses scores d'audience comme des médailles et le chiffre des ventes des journaux dont il a fait la "une" lui sont une réassurance permanente
sur ses capacités de séduction. Confondant volontiers les Français avec l'Audimat, il s'est fabriqué un statut, inédit chez les politiques, de "producteur-animateur".
D'abord, il crée l'actualité, ensuite, il la commente. Il faut pour cela avoir le sens aigu des "sujets qui marchent" - il l'a - et connaître les contraintes
et le lectorat de chaque média afin d'adapter son message - il connaît.
Lassitude d'un univers qu'il a trop fréquenté ? Jalousie devant le succès d'un Bayrou qui s'est fait le candidat anti-médias ? Présidentialisation précoce
? Depuis quelques mois, Sarkozy s'imagine en mal-aimé de la presse, des télévisions et des radios. Cela a commencé à New York en septembre 2006. Il aurait
voulu n'avoir autour de lui que des correspondants ou des journalistes américains. "Avec vos questions, vous me tirez par le bas", a-t-il expliqué sans
ambages à ses embedded. Une autre fois, il leur dit : "Cela ne sert à rien que je vous parle, de toute façon vous écrivez ce que vous voulez." Ou encore
: "Les Français sont plus difficiles à convaincre que les journalistes." Ou ceci, plus violent, même si le propos se veut, comme toujours, teinté d'ironie
: "Je suis une source inépuisable pour vos papiers de merde." Recevant tour à tour à déjeuner les services politiques des médias nationaux, il se plaint
de ne pas être soutenu par la presse. "Ni TF1 ni Europe 1 ne roulent pour moi." Il voudrait que tout le monde l'aime : " Le Figaro est plus honnête avec
Ségolène Royal que Libération avec moi."
Seulement voilà : comment changer ? Cette relation dans laquelle nous pouvons nous sentir englués, il ne peut non plus s'en défaire. Trop tard, nous sommes
ses témoins. De ses doutes, de ses succès, de sa métamorphose. Candidat des médias - parce qu'il est leur meilleur fournisseur en même temps que leur meilleur
client -, il est contraint de parler à ceux dont il prétend se lasser. S'il devient président, tout cela changera peut-être. Multipliant les visites de
terrain discrètes, dans un hôpital, une prison ou un foyer de femmes battues, il s'arrange pour emmener avec lui un journaliste d'agence. "Il veut bien
faire campagne seul, mais il veut que ça se sache", explique un proche. Privilégiant autant le savoir-faire que le faire-savoir, il a fait naître, comme
personne avant lui, un nouveau type d'articles politiques où le descriptif du dispositif médiatique équilibre le message. Là se trouve notre distance :
l'hygiène du journaliste.
Philippe Ridet
Article paru dans l'édition du 20.02.07.