02 février 2007

Réflexions:le tout gratuit peut il couter plus cher?

dimanche 28 janvier 2007
 
Le tout gratuit peut coûter cher
 
Geste de générosité par excellence, la gratuité se développe mais nécessite une conscience collective de ses implications
 
Un coursier circule, le 14 mars 2002 rue du 4 septembre à Paris, sur un épais tapis de journaux, une centaine de militants du syndicat du Livre CGT ayant
déversé quelque 200.000 exemplaires d'un quotidien gratuit d'information (photo Guillot/AFP)
 
D’où vient donc cette idée que l’on pourrait lire, s’instruire, écouter, se loger, voire manger « gratuitement » ? C’est-à-dire « pour rien », traduit le
Petit Robert. Nul doute que l’Internet, avec ses échanges d’informations, d’opinions, d’images sans contrepartie monétaire, contribue à diffuser cette
illusion.
 
Car, il faut bien le dire, rien (sauf le don généreux et désintéressé) n’est jamais gratuit. Pas plus les journaux qui fleurissent aux abords des stations
de métro – financés par la publicité – que les films, albums musicaux ou spectacles téléchargés illégalement sur Internet. Pas davantage les services publics
que sont l’instruction reçue à l’école publique, les soins donnés à l’hôpital, la sécurité assurée dans notre quartier, l’accès à la route départementale
voisine ou la défense de nos frontières…
 
En réalité, la gratuité signifie seulement qu’« un autre paie à ma place », comme le rappelle l’économiste, spécialiste de la santé, Claude Le Pen. D’où
la remise en question de celle-ci lorsque le payeur doute du bien-fondé de cette redistribution. Le secours en montagne en est un bon exemple, qui met
face à face les communes censées dépêcher en urgence hélicoptères et secouristes et les amateurs de montagne, pour certains également amateurs de risques…
 
S'interroger sur la réalité de son besoin
Théoriquement, le prix a deux avantages : récompenser les efforts du producteur et inciter l’acheteur à s’interroger sur la réalité de son besoin. Mais
le raisonnement ne vaut que lorsque cet acheteur a les moyens de payer. Sinon, il est contraint de se rationner. Un problème crucial lorsque le besoin
relève de l’éducation, de la santé, de la culture, du logement, etc. L’idéal serait, lorsqu’il renonce, de savoir s’il agit uniquement par choix, pour
dépenser plus tard, autrement, ou s’il manque réellement d’argent.
 
« Mais c’est évidemment impossible, souligne l’économiste Claude Le Pen. Les pouvoirs publics sont donc coincés entre deux écueils : faire payer des biens
fondamentaux, quitte à créer des inégalités d’accès, ou au contraire les rendre gratuits, au risque d’induire des comportements antiéconomiques », autrement
dit des abus.
 
Heureusement, entre le tout gratuit et le tout payant, il existe des solutions intermédiaires : fixer des conditions de ressources, faire payer un euro
symbolique (ou, en tout cas, fixer un prix bien inférieur au coût de la prestation), mettre un « filtre », un médecin par exemple, chargé de vérifier à
la place du patient la réalité de son besoin de médicament, ou encore informer ce dernier pour freiner sa consommation (« Les antibiotiques, c’est pas
automatique »)…
 
Comment dissiper l'illusion de la gratuité ?
Et puis certains services se prêtent mal aux abus. « Dans le cas de la cantine, observe ainsi Alan Kirman, directeur d’études à l’EHESS, on voit mal les
enfants manger deux fois plus, simplement parce que le repas est gratuit ! » Enfin, le problème se complique encore un peu si l’on convient qu’un musée
ou un bus gratuit ont justement pour but d’être « surfréquentés » !
 
La question de fond demeure : comment dissiper cette illusion de la gratuité et rappeler aux utilisateurs la valeur des biens ou des services qui leur sont
offerts ? « L’école a beau être gratuite, elle est valorisée socialement et affectivement », affirme Jean-Louis Sagot-Duvauroux, sociologue et fervent
défenseur de la gratuité (1). Dans un musée, un théâtre aussi, l’idée selon laquelle il faudrait « en avoir pour son argent » serait même totalement déplacée
selon lui. Et « dévalorisante ». Mais, il le reconnaît, la gratuité doit s’accompagner d’un « travail symbolique, civique ». « L’école est respectée partout,
sauf là où elle est perçue comme l’un des rouages d’un système injuste, note-t-il. Tout dépend donc de l’état de la société. »
 
Claude Le Pen, spécialiste de la santé, ne dit pas autre chose : « Pour ne pas qu’elle débouche sur des abus, la gratuité doit s’accompagner d’un haut niveau
de conscience collective. Il ne s’agit pas de culpabiliser les malades mais de savoir que quelqu’un d’autre paie à leur place doit leur donner un sentiment
de solidarité. »
 
"Promouvoir la dignité des personnes"
Psychanalyste, Marie-Claude François-Laugier (2) les rejoint elle aussi : « Offrir la cantine aux élèves de primaire est un geste excellent. La gratuité
pour tous évite de distinguer entre les plus favorisés et les autres. » Selon elle, « les familles doivent le prendre comme un don de la société, et faire
passer ce message à leurs enfants ». Bien sûr, il ne s’agit pas pour elles de « porter toute leur vie cette dette comme un fardeau », mais « de comprendre
qu’elles peuvent rendre à leur tour service à la société ». « L’équilibre est subtil », reconnaît-elle.
 
Finalement, rien ne serait pire pour la gratuité, geste de générosité et de redistribution par excellence, que de contribuer à un repli sur soi. « L’objectif
de la gratuité, c’est de promouvoir la dignité des personnes, confirme le P. Dominique Greiner, directeur du département d’éthique de l’Université catholique
de Lille. Il faut toujours se demander comment les aider au mieux à être responsables de leur vie, à participer au système. »
 
Par exemple, lorsque la cantine est gratuite, comment impliquer quand même les parents dans la vie de l’école ? Le risque, à ses yeux, serait celui d’une
« charité froide », d’une gratuité « déshumanisante » : « Pour que la gratuité soit éthique, elle doit faire naître une relation. »
 
Anne-Bénédicte HOFFNER
 
(1) Auteur de De la gratuité, L’Éclat, avril 2006.
(2) Comment régler ses comptes avec l’argent, Éditions Payot, 2004.