31 janvier 2007

Societatis:L'Eglise sera vaincue par le libéralisme

Jeudi 25 janvier 2007
 
Entretien avec Jean-Marie Donegani, directeur d'études à l'Institut d'études politiques de Paris
 
L'Eglise sera vaincue par le libéralisme
 
Le Monde des religions publie ce mois-ci un sondage où, à la question "Quelle est votre religion, si vous en avez une ?", seulement 51 % des personnes interrogées
répondent "catholique", alors qu'elles étaient 67 % en 1994 dans un sondage réalisé pour Le Monde. Etes-vous surpris par cette érosion ?
 
Un sondage de 1998 donnait déjà ce chiffre de 51 %. Ce qui compte, c'est l'évolution sur la longue période. Une rupture se produit vers 1975-1980 : auparavant,
les catholiques déclarés représentaient environ 80 % et, à partir de là, leur nombre décroît pour s'établir autour de 50-55 %. Ce sondage confirme donc
une tendance. Mais ce qu'il révèle d'essentiel, c'est le détachement vis-à-vis de la religion institutionnelle. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait plus
de sentiment religieux, plus de foi, plus de pratique religieuse. Mais il y a une désinstitutionnalisation au sens où les gens, au lieu de raisonner en
termes d'appartenance à une Eglise, raisonnent en termes d'adhésion à des valeurs et d'identification, totale ou partielle, à un foyer de sens.
 
La France est-elle une exception ?
 
Pas du tout. Ce constat vaut pour toutes les sociétés occidentales développées, même si la France est la plus sécularisée. C'est le grand triomphe du libéralisme
: la religion n'englobe plus tous les aspects de la vie des personnes et de la société, elle devient une affaire privée.
 
La généralisation du libéralisme de marché au tournant des années 1980 aurait-elle accéléré ce changement des mentalités en matière religieuse ?
 
C'est moins le libéralisme économique qui est ici en jeu que le libéralisme culturel : l'idée d'une séparation entre les différents domaines, le religieux,
le politique, l'économique et surtout, cette césure entre sphère publique et sphère privée. C'est sur ce point que le catholicisme et la modernité libérale
se sont heurtés depuis le début. L'Eglise n'a cessé de condamner la privatisation du religieux. La subjectivité prend le pas sur le dogme : est religieux
ce que je définis comme tel. Dans un sondage auprès des 12-15 ans publié il y a quelques années dans Okapi, des mots tels que justice, vérité, liberté,
amitié étaient considérés par une majorité d'enquêtés comme religieux. Est religieux ce à quoi on tient le plus. Au lieu d'une définition extérieure, objective
et institutionnelle du religieux, on a une définition personnelle et mouvante. Et ce subjectivisme va de pair avec le relativisme qui est le deuxième front
sur lequel se bat l'Eglise catholique, avec tout aussi peu de succès.
 
Comment se traduit ce relativisme ?
 
Dans le sondage du Monde des religions, seulement 7 % des catholiques estiment que le catholicisme est la seule vraie religion. En 1952, ils étaient plus
de 50 % ! Plus surprenant encore, le noyau dur des pratiquants qui vont à la messe tous les jours est aussi relativiste : 52 % d'entre eux estiment qu'"on
trouve des vérités dans différentes religions". C'est le même pourcentage que chez les non-pratiquants.
 
Qu'est-ce que cela dit de la foi ?
 
Cela veut dire que l'on peut avoir une foi qui imprègne tous les aspects de sa vie, et considérer que d'autres accès à la vérité sont légitimes. C'est l'essence
même de la modernité libérale que d'admettre que la vérité existe, mais qu'elle est relative à celui qui en fait l'expérience et qu'aucune autorité ne
peut vous l'imposer. Quand le Vatican pourfend le relativisme, il pourfend une réalité irrépressible. Pour le magistère, le relativisme conduit à l'indifférentisme
- toutes les religions se valent - puis à l'indifférence - si elles se valent toutes, aucune ne vaut. Or le sondage montre que les gens sont relativistes
mais non indifférentistes : ils ne sont que 39 % à dire que toutes les religions se valent. C'est au sujet individuel d'apprécier la valeur relative d'une
religion indépendamment de l'institution.
 
Comment l'Eglise vit-elle cette montée du subjectivisme ?
 
Il est difficile pour l'Eglise de renoncer à la primauté de sa version de la vérité. Il y a selon elle une objectivité des contenus de foi. Or cette approche
est en contrariété avec notre culture dans laquelle c'est le sujet qui décide ce qui est vrai, bon ou juste pour lui. Le relativisme contient l'idée de
relation : est vrai ce qui est en relation avec moi. Et l'on passe du règne de la vérité au règne de l'authenticité : être soi-même et non pas être conforme
à des vérités extérieures, choisir ce qui est pertinent pour sa propre expérience.
 
Quelles sont les conséquences sur les pratiques religieuses ?
 
Les gestes extérieurs prescrits par l'institution, la pratique cultuelle par exemple, s'effritent plus vite que ce qui relève du for interne comme la prière.
Comme le révélait déjà un sondage de 1985, l'identité chrétienne ne s'exprime plus pour la majorité des gens par la participation au culte, mais par des
gestes privés tels qu'"aider ceux qui sont dans le besoin autour de soi" ou "prier, penser à Dieu". Le subjectivisme va en outre de pair avec une certaine
hétérodoxie : chacun choisit dans le corpus des croyances celles qui font sens pour soi et qui apportent du réconfort. Ainsi la croyance au paradis est
plus répandue que la croyance dans l'enfer. La croyance est évaluée selon un critère d'utilité. Et la pertinence de la religion s'éprouve ici-bas : la
question du salut au-delà de la mort est complètement dédramatisée.
 
Mais alors, qu'est-ce qu'être catholique aujourd'hui ?
 
C'est plus difficile qu'auparavant de le définir. On peut être dedans sur un point et dehors sur un autre, on peut se rattacher à une tradition et à une
Eglise mais aussi plus souplement à un fonds de valeurs ou à une sagesse. Parmi les catholiques qui croient en Dieu (52 % seulement), 79 % le définissent
comme "une force, une énergie, un esprit". Seuls 18 % le définissent conformément au dogme. Donc l'enjeu est radical : soit on déclare que ces gens sont
en dehors du catholicisme, soit on aborde le problème d'un point de vue sociologique et l'on estime que ces gens-là se disent catholiques, donc que c'est
cela le catholicisme aujourd'hui. Mais cela pose le problème de l'identité de l'institution. Car il y a très clairement un hiatus aujourd'hui entre le
dépôt de foi tenu par l'Eglise et la foi déclarée des catholiques.
 
Quelles sont les conséquences politiques et sociales de ces nouvelles approches ?
 
L'une des grandes corrélations découvertes par la sociologie politique est que, plus on est pratiquant, plus on est de droite et conservateur. Mais l'on
s'aperçoit que, parmi les pratiquants, ceux qui lisent la Bible par eux-mêmes tendent à voter moins à droite, et ceux qui animent la liturgie, encore moins.
Autrement dit, l'expression religieuse peut exprimer l'autonomie et la liberté personnelles et s'associer à un vote de gauche, ou exprimer l'allégeance
et la soumission et s'associer à un vote de droite. Et à mesure que l'emprise catholique sur les populations se desserre, le lien entre orientation du
vote et intégration religieuse se distend : la variable religieuse introduisait un écart sur la répartition droite-gauche du vote de 68 points en 1978
et seulement de 42 points en 2002.
 
Avec la sécularisation, les gens reconnaissent à l'Eglise une pertinence pour ce qui relève du spirituel. En revanche, ils s'en défient pour ce qui concerne
les problèmes familiaux, sociaux ou éthiques. C'est la prétention intégraliste de la religion qui est rejetée. Cela ne veut pas dire que la foi des individus
n'a aucune conséquence sur les autres aspects de leur vie, mais qu'ils dénient à l'institution le pouvoir de leur dicter leur conduite, même morale.
 
Les religions ont-elles encore une place dans la vie publique ?
 
Dans la tradition libérale, les religions ont un rôle positif à jouer, à condition que les institutions soient séparées et que les opinions religieuses
ne s'expriment publiquement qu'à titre privé. Ce rôle public des religions passe par la reconnaissance du pluralisme religieux, car on suppose que, plus
on multiplie les points de vue, plus la vérité peut être atteinte. Les religions peuvent remplir un rôle de médiation ou de proposition de sens, comme
dans le Comité national d'éthique ou le Haut Conseil à l'intégration. Il faut par ailleurs que la nation ait une connaissance de son passé religieux. On
sait que l'enseignement des religions représente un problème crucial pour l'éducation nationale, et il est regrettable que la théologie soit interdite
de cité à l'Université française, au contraire des autres pays.
 
Ce constat général de sécularisation vaut-il pour les autres religions ?
 
Rien ne peut résister dans une société libérale à la promotion du sujet souverain. L'Eglise catholique a été vaincue sur ce point par le libéralisme, les
autres religions le sont ou le seront à leur tour. Par exemple, la désaffection à l'égard de la pratique est manifeste dans l'islam, à part le ramadan
qui est très suivi, peut-être à cause de son caractère collectif. On peut parler de religions à la carte et pas seulement de catholicisme à la carte.
 
Comment voyez-vous l'avenir du christianisme en France ?
 
Nous assistons moins à la décomposition du christianisme qu'à sa recomposition. Il se peut que, dans l'avenir, le christianisme ne se réfère plus à une
institution mais à de petits groupes affinitaires du type secte. L'Eglise, on y naît et on y meurt ; le groupe sectaire, on y adhère volontairement . Une
autre évolution possible est de type mystique : le royaume est à l'intérieur de chacun et, là encore, le mode de validation de la foi est subjectif et
dévalue l'institution. L'Eglise n'est pas un type d'organisation en affinité avec la modernité. Elle ne survivra que si elle cesse de fonctionner à l'autorité
et à la prescription.
 
Propos recueillis par Sophie Gherardi et Stéphanie Le Bars
 
Article paru dans l'édition du 21.01.07.
 
SONDAGE
 
51 % SE DÉCLARENT FIDÉLES À L'ÉGLISE DE ROME CONTRE 67 % EN 1994
 
Les Français sont de moins en moins catholiques
 
Article paru dans l'édition du 10.01.07
 
IL N'Y AURAIT plus qu'un Français sur deux (51 %) à se déclarer « catholique », alors que les Français « sans religion » représentent désormais jusqu'à
un tiers, ou presque (31 %), de la population. Tel est le résultat principal du sondage de l'institut CSA - auprès d'un échantillon de 2 012 personnes
- que publie, dans un large dossier sur les catholiques, Le Monde des religions de janvier.
 
Le sentiment d'appartenance à la religion catholique subit donc un net fléchissement. En 1994, le même institut avait posé, aussi pour Le Monde, la question
dans les mêmes termes qu'aujourd'hui ( « Quelle est votre religion, si vous en avez une ? ») : les catholiques déclarés étaient alors 67 %, les « sans
religion », 23 %.
 
Cette chute de seize points des premiers, entre 1994 et aujourd'hui, s'explique donc par l'introduction d'une nouvelle définition proposée dans l'enquête,
les « chrétiens sans pr écision » (4 %), et surtout par la hausse de huit points des « sans religion ». Quant aux musulmans, ils ont doublé (de 2 % à 4
%), les protestants (3 %) et les juifs (1 %) restant stables.
 
L'Eglise a pu longtemps se rassurer en invoquant - au delà de la baisse ancienne des pratiques et des croyances dans les dogmes - une résistance de l'identité
catholique. Mais cette observation est de moins en moins fondée. Le déclin du sentiment d'appartenance au catholicisme rejoint celui des pratiques et croyances.
 
Ainsi Le Monde des religions a-t-il interrogé 1 021 catholiques et les résultats sont aussi surprenants. Plus de la moitié ne vont jamais à la messe, sauf
exceptionnellement pour un mariage, un baptême, des funérailles ou pour une fête (31 %). Seuls 8 % restent fidèles à la messe du dimanche : ils étaient
37 % en 1948, 25 % en 1968, 13 % en 1988.
 
L'EXISTENCE DE DIEU
 
Ces chiffres donnent la mesure de l'effondrement, même si la pratique catholique ne se résume plus, depuis longtemps, à l'obligation de la messe dominicale.
Plus du quart des catholiques disent prier au moins une fois par semaine, soit une confirmation de la préférence pour des pratiques religieuses de type
individuel.
 
Les croyances s'effritent également. Seuls 52 % des catholiques jugent « certaine » ou « probable » l'existence de Dieu. Et c'est une minorité (18 %) qui
croit en un « Dieu personnel » - vérité fondamentale du christianisme - contre une grosse majorité (79 %) qui identifie Dieu à une notion plus vague de
« force, énergie ou es prit ». 58 % croient à la résurrection du Christ et 38 % à la virginité de Marie. Seules résistent les croyances aux miracles (64
%), au diable (33 %), à l'idée que la mort n'est pas « l'étape ultime » (74 %).
 
Un élément d'identité commune demeure très fort : l'appartenance à une Eglise dont les catholiques ont plutôt une bonne image (76 %). Benoît XVI obtient
71 % d'opinions favorables (contre 18 %). Les mêmes réclament pourtant ardemment le mariage des prêtres (81 %) et l'ordination de femmes-prêtres (79 %),
des réformes qui font figure d'épouvantail à Rome.
 
Henri Tincq