13 juin 2007

Sarkozy, allie le sabre et le goupillon, mais aussi argent et politique, clientélisme et népotisme... Drôle de République!

samedi 9 juin 2007
 
La grande loterie du bonapartisme
Par Edwy Plenel, Le Soir, vendredi 11 mai 2007
Jusqu'alors, en cet Hexagone-là, l'argent posait problème à la politique. Il pouvait l'infiltrer, la séduire, voire la corrompre - et le second septennat
de François Mitterrand (1988-1995), tout comme le long règne parisien de Jacques Chirac (1977-1995), l'a amplement illustré. Mais ce mariage incestueux
n'était pas assumé. Il fallait ruser, cacher, biaiser, tromper, mentir, jurer du contraire, protester de son honneur. Beaucoup d'hypocrisie et de faux-semblant,
mais comme un tribut obligé à une tradition qui sacralise trop la politique pour la vendre à l'encan.
 
De Gaulle pouvait certes avoir fait d'un ancien banquier un Premier ministre - Georges Pompidou, qui lui succédera à la présidence - et veiller aux intérêts
bien compris du capitalisme national, il n'en tenait pas moins à distance ce petit monde et son principal argument, l'argent. La légende en témoigne, qui
dit son exigence tatillonne de payer de sa poche les goûters qu'il offrait à ses petits-enfants au palais de l'Elysée. Avec le sixième président de la
V e République, c'en est fini de ces précautions et de ces prudences. Désormais, l'argent est installé dans la place, sans vergogne.
 
Dans sa longue marche vers le podium présidentiel, pavée de ressentiments recuits et de revanches macérées, Nicolas Sarkozy a été porté par une petite société
de conjurés, une bande d'amis en quelque sorte. Constituée autour de son fief de Neuilly-sur-Seine - ce ghetto de riches dont la paisible insolence illustre
notre fracture sociale - et confortée par les attentions qu'il a su lui accorder dans ses ministères - notamment au Budget (1993-1995) et à l'Economie
(2004-2005) -, cette amicale clanique a cette particularité de rassembler les milliardaires français. Non pas les intérêts de la bourgeoisie, comme l'on
disait autrefois à gauche, mais les appétits voraces des plus grandes fortunes.
 
Le nouveau président est leur homme. Non seulement leur ami, mais aussi leur représentant, voire leur obligé. Les gazettes boursières n'hésitent d'ailleurs
pas à parler, depuis l'élection de dimanche, de « valeurs Sarkozy », jouant à la hausse les groupes qui pourraient profiter de la nouvelle présidence -
par exemple, Bolloré (le propriétaire du jet et du yacht de l'escapade maltaise), qui pourrait reprendre TF1 à Bouygues (l'ami le plus proche), qui, lui-même,
reprendrait le nucléaire à Areva, etc. Ces spéculations pour joueurs de Monopoly éclairent les particularités de ce capitalisme français dont le nouveau
président est le fondé de pouvoir : un « capitalisme de la barbichette » - je te tiens, tu me tiens -, comme l'a surnommé récemment un confrère (Laurent
Mauduit, Petits conseils, Stock), décrivant un système où la concurrence est souvent faussée et pas toujours libre. Adossé à une économie très ouverte
et accueillante aux flux financiers de la mondialisation, il s'est renforcé en préservant farouchement le pouvoir d'une caste endogamique, dont quelques
entremetteurs sont les gardiens incestueux, au risque permanent du conflit d'intérêt. C'est ainsi qu'à l'époque des fonds de pension et des droits des
actionnaires, s'est paradoxalement reconstitué un capitalisme familial, d'héritiers et de patrimoines - d'où la promesse du candidat à propos de l'impôt
sur les successions -, dont les représentants étaient tous autour du président élu dimanche soir.
 
L'autre paradoxe, à rebours du credo libéral, c'est que ces fortunes se sont construites ou rétablies dans une relation de clientèle avec la politique,
ses réseaux et ses intérêts. Nul hasard, de ce point de vue, si le secteur des médias, quels que soient les protagonistes de ce capitalisme, figure toujours
en bonne place dans leur portefeuille.
 
Comme tout pouvoir, celui-ci rencontrera un jour sa part d'ombre, ses secrets et ses remords. Mais, pour l'heure, il a le temps devant lui, ce temps qu'offre
une élection incontestable. D'où cette arrogance assumée d'une retraite prétendument monacale qui se transforme en promenade flambeuse de nouveau riche,
aux frais des amis. C'est le début d'un berlusconisme à la française, jusque dans ces réflexes culturels où l'argent n'a pas forcément bon goût, s'affichant
tape-à-l'oeil au point de confondre le luxe et le clinquant. L'anti-intellectualisme est la vulgate d'un tel univers. Car, hier instrument commode et moyen
utile, l'argent y est devenu une fin en soi et un but ultime, la mesure de toute chose, de la « vraie » réussite comme du « vrai » pouvoir, avec pour argument
un dédain affiché envers la pensée critique et l'idéal rigoureux.
 
Je laisse aux psychanalystes le soin de décider si cette nouveauté relève, comme on l'écrit ces temps-ci, d'une « droite décomplexée » ou, au contraire,
d'une droite qui masque ses anciens complexes sous un appétit insatiable de pouvoir. Mais ce qui est d'ores et déjà certain, c'est que ce radicalement
neuf évoque de vieux souvenirs. Cette citation, par exemple : « Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités s'assouvissant dans l'auge du
2 décembre ! Ma foi, vivons, faisons des affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemins de fer, gagnons de l'argent ; c'est ignoble, mais c'est
excellent ; un scrupule de moins, un louis de plus ; vendons toute notre âme à ce taux ! On court, on se rue, on fait antichambre, on boit toute honte,
et si l'on ne peut avoir une concession de chemins en France ou de terrains en Afrique, on demande une place. (...) Partager son ignominie, qu'est-ce que
cela leur fait, pourvu qu'ils partagent sa fortune ? »
 
Il faut bien sûr oublier les excès d'époque - Nicolas Sarkozy n'est l'auteur d'aucun coup d'État. Mais il n'est pas inutile, avant l'intronisation du 16
mai, de relire en résonance ce bréviaire républicain qu'est Napoléon le Petit, le seul livre belge de Victor Hugo, écrit en 1852 dans les premiers mois
bruxellois d'un exil qui allait durer autant que le Second Empire, soit dix-huit ans. Car cette nouvelle présidence s'annonce comme un concentré de ce
« bonapartisme » que la France a donné aux siens comme au monde entier et, depuis, à la science politique. L'Europe le sait, qui nous regarde et compare :
plus monarchique que les monarchies parlementaires, c'est un pouvoir extrêmement personnel que la République française confie, depuis bientôt un demi-siècle,
à l'homme qui a gagné ses suffrages. S'il n'est pas absolu, ce pouvoir n'en est pas moins une forteresse, tant il est déséquilibré et omnipotent.
 
On verra bien si Nicolas Sarkozy réussit à tenir sa promesse de ne faire que deux quinquennats, renonçant à battre les records de Mitterrand (quatorze ans)
ou de Chirac (douze ans)... voire de Napoléon III ! Mais l'on sait déjà qu'il verra rapidement venir à lui, comme ses prédécesseurs, toutes sortes de volontés
et de ralliements qui exprimeront l'empreinte culturelle de ce bonapartisme sur la vie publique française - toutes ces carrières, tous ces postes, toutes
ces fortunes qui dépendent de cette fidélité archaïque à un seul, au pouvoir d'un seul. Est-ce un hasard si, malgré les haines accumulées avec le clan
chiraquien, le nouveau président l'a déjà presque tout entier à son service et si, malgré une campagne droitière sans précédent, il a rallié à lui nombre
des courtisans qui accompagnèrent le mitterrandisme finissant, du biographe au beau-frère en passant par le publicitaire et certains conseillers ?
 
Pour l'heure, les législatives de juin détiennent la clé de ce pouvoir, de son ampleur et de ses certitudes. On parierait volontiers qu'elles le conforteront,
mais les lecteurs du Soir en sont témoins : si je ne crois pas m'être trompé en tendance durable, je ne suis pas bon pronostiqueur au jour le jour... En
attendant de revisiter, dans une chronique prochaine, l'échec de Ségolène Royal, je m'en console en relisant Napoléon le Petit. Et Victor Hugo, l'exilé
de Bruxelles, me confie ceci : « La notion du bien et du mal est insoluble au suffrage universel. Il n'est pas donné à un scrutin de faire que le faux
soit le vrai et que l'injuste soit le juste. On ne met pas la conscience humaine aux voix. »