13 juin 2007

la France de propriétaires de Sarkozy!

samedi 9 juin 2007
 
Propriétaires: l'absurde subvention
Par Thomas PIKETTY
Thomas Piketty est directeur d'études à l'EHESS et professeur à l'Ecole d'économie de Paris. (En raison des élections législatives, la prochaine chronique
Economiques, avec Esther Duflo, sera publiée jeudi 14 juin.)
Parlons net: la réduction d'impôt sur les intérêts d'emprunt prévue par le gouvernement Fillon incarne le clientélisme politique et l'inefficacité économique.
Subventionner le logement n'a certes rien d'absurde a priori. Si un bien particulier est sous-produit par le marché, soit parce que les ménages sous-estiment
sa valeur (par exemple, si les parents prennent mal en compte l'impact du logement sur le développement des enfants), soit parce que le processus de production
correspondant fait l'objet d'une inefficacité particulière, il est légitime de le subventionner, notamment en déduisant la dépense correspondante du revenu
imposable. Encore faut-il en être certain, sinon on risque de truffer l'impôt de niches fiscales de toutes natures, avec pour conséquence un relèvement
confiscatoire des taux faciaux appliqués au moignon de base fiscale restante. Or tout laisse à penser que la mesure sur les intérêts d'emprunt relève de
cette seconde logique.
Cela n'a économiquement guère de sens de déduire les intérêts d'emprunt payés par les propriétaires sans autoriser également la déduction des loyers payés
par les locataires (sauf à taxer les loyers fictifs, c'est-à-dire les valeurs locatives des logements occupés par leur propriétaire, ce qui était le cas
jusqu'aux années 60). Si l'on souhaite subventionner le logement, qu'importe que le paiement du service de logement prenne la forme d'intérêts ou de loyers.
La mesure Sarkozy est donc non pas une subvention au logement, mais une subvention aux propriétaires en tant que tels, dont on voit mal la justification
économique. Pourquoi la puissance publique devrait-elle dépenser ses maigres deniers pour favoriser ceux qui achètent leur voiture par rapport à ceux qui
pratiquent la location ? D'autant plus qu'en France être propriétaire de son logement est souvent associé à l'immobilité et non au dynamisme économique,
compte tenu de la taxe extrêmement élevée pesant sur les ventes de logement (plus de 5 %, malgré la baisse de 1999). C'est d'ailleurs cette taxe absurde,
équivalente à un impôt sur ceux qui traversent la rue, qu'il faudrait supprimer en priorité pour dynamiser la mobilité de la main-d'oeuvre et le marché
du logement en France.
Surtout, l'expérience passée montre que le rendement économique des aides fiscales au logement est extrêmement faible. Qu'il s'agisse des subventions à
l'immobilier locatif, des allocations logement... ou de la déduction des intérêts d'emprunt (pratiquée en France jusqu'en 1997), toutes les évaluations
disponibles indiquent que ces aides se transmettent presque intégralement en inflation immobilière, sans réel impact sur la construction et les conditions
de logement. Gabrielle Fack a ainsi montré que 80 % des hausses d'allocations logement ont été absorbées par des hausses de loyer. Le même mécanisme s'appliquera
probablement aux intérêts d'emprunt. Pour une raison simple : ces aides donnent l'illusion aux ménages d'être plus solvables et augmentent leur demande
de logement ; mais compte tenu de la faible élasticité de l'offre de logement et de la trop faible hausse du stock d'habitations disponibles, cette demande
supplémentaire nourrit les hausses de prix. Pour prendre un cas extrême, toute subvention fiscale à l'achat ou la location de terre (bien en quantité fixe)
se transmet à 100 % aux propriétaires initiaux. Et dans un pays où chacun est prêt à payer cher pour vivre près de ses semblables, le logement est à peine
moins inélastique que la terre. L'enjeu aujourd'hui est d'inventer de nouveaux moyens d'actions ciblés permettant de relancer la construction de logements,
en particulier pour les plus mal logés. Et certainement pas de déverser de nouvelles aides fiscales à l'ensemble des emprunts en cours et des logements
déjà acquis, extension inévitable à partir du moment où elle avait été promise aux électeurs, mais qui porte le coût de la mesure à près de 5 milliards
d'euros par an, pour un rendement quasi nul.
D'autant plus que Nicolas Sarkozy distribue des chèques de 5 milliards au même rythme qu'il visitait jadis les commissariats de police. C'est approximativement
ce que coûtera l'exonération des heures supplémentaires, mesure qui n'a d'équivalent dans aucun pays, tant elle est insensée économiquement (toutes les
heures de travail ont la même valeur, surtout les premières pour ceux qui n'en ont pas) et fiscalement (elle entraînera des manipulations sans fin). C'est
aussi ce que coûtera la quasi-suppression des droits de succession, politique archi-inégalitaire que seuls Bush et Berlusconi avaient jusqu'ici osé entreprendre.
Et la valeur unitaire du chèque est loin d'être négligeable : 5 milliards d'euros, c'est la moitié du budget total de l'enseignement supérieur.
Cette politique conduit à creuser la dette, à griller toutes les cartouches budgétaires en cas de retournement de la conjoncture, et à handicaper gravement
les réformes à venir. Pas facile après de telles largesses d'expliquer aux malades qu'il faut mettre en place les franchises médicales (sans parler de
la hausse de la TVA qui s'annonce), aux étudiants que la réforme de l'université se fera avec 1 ou 2 milliards de moyens supplémentaires, aux cheminots
qu'ils doivent renoncer à leur régime spécial, etc.