23 avril 2007

Echoos de campagne:comment on en est arrivé là!

Lundi 23 avril 2007
 
Christophe Prochasson, historien, directeur d'études à l'EHESS
"La gauche d'ancien style est morte"
Cette campagne dessine-t-elle une nouvelle fonction présidentielle ?
 
On n'a jamais assisté à une telle mise en scène de soi par les candidats. Leur talent personnel joue un rôle déterminant, y compris à l'extrême gauche.
On voit bien que le président a perdu sa dimension symbolique. Il apparaît comme un chef d'équipe qui doit gouverner. Jacques Chirac a cassé le jouet et
le quinquennat a renforcé cette tendance en écrasant le temps. La vie politique a deux moteurs : les idées et les passions. Aujourd'hui, les passions -
soit tout ce qui relève de la psychologie, des affects - l'emportent sur les idées. D'où la personnalisation de la campagne. Le suffrage universel dans
le choix du président a dépolitisé l'élection. Avec celle de 1974, 1981 est sans doute la seule où s'est produit un affrontement, plus ou moins fantasmatique,
entre deux projets de société.
 
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Le poids des petites misères individuelles a été particulièrement mis en avant. Comment l'analysez-vous ?
 
Nous vivons une période de basse intensité idéologique ou doctrinale. Le triomphe du "moi je" sur le "nous on" entraîne une psychologisation sans précédent
de la vie politique, dont les effets sont décuplés par les médias. On ne parle plus de classe sociale, mais de souffrance, de victimes. La souffrance est
devenue la catégorie majeure de la perception du social et du politique. On l'a vu dans ces émissions de TV d'un nouveau genre où l'on demandait aux candidats
d'être en empathie avec les gens. Depuis la Révolution française, la politique a été par définition le lieu du collectif. Elle ne l'est plus, ou pas seulement.
On peut presque parler d'un tournant anthropologique.
 
Cette domination des passions sur les idées nourrit-elle un vote contestataire ou anticonformiste ?
 
On assiste à une expulsion des catastrophes personnelles dans le champ politique : toute avanie personnelle - votre femme vous quitte, vous avez des problèmes
avec votre voisin ou votre patron - trouve un réceptacle politique dans un vote non conformiste. C'est à l'opposé de ce rêve libéral et républicain d'une
vie politique uniquement gouvernée par la raison. Le talent des leaders politiques extrémistes consiste à exploiter ces catastrophes personnelles dans
les moments de crise, comme le boulangisme ou l'affaire Dreyfus.
 
Une grande part de l'antisémitisme s'explique comme cela. Peu importe que l'autre soit juif ou pas. Le juif devient l'incarnation du dominateur, de celui
qui fait obstacle à votre existence. On retrouve ce phénomène dans les années 1930 et aujourd'hui. Le FN joue ce rôle de réceptacle et ce vote ne peut
pas être interprété en termes purement idéologiques. Les électeurs trouvent dans ce parti une compensation de leur malheur social. Ce ressort profite aussi
à une partie de l'extrême gauche, au-delà des adeptes d'une culture révolutionnaire classique.
 
Que pensez-vous de la place prise par les "valeurs" dans les débats ?
 
L'utilisation du mot même de "valeurs" traduit l'affaiblissement des idées. La valeur, c'est assez indéfini, avec un contenu à la fois moral et psychologique,
soit le contraire des idées, qui font appel à la réflexion et à l'intelligence. On ne discute pas des valeurs, comme des goûts et des couleurs. Je suis
également très frappé par le recours au panthéon politique national. Cet appel aux grands hommes est en décalage avec le vide idéologique de cette campagne.
Quelle est son efficacité ? Qu'est-ce que les électeurs mettent dans (Jean) Jaurès, dans Guy Môquet ou dans (Claude) Lévi-Strauss ?
 
Comment analysez-vous l'évocation insistante de l'identité nationale, associée par M. Sarkozy à l'immigration ?
 
C'est un thème très récurrent à partir des années 1880-1890 face aux premières vagues d'immigration. Le discours sur l'identité nationale a longtemps fait
consensus entre la droite et la gauche, sauf lorsqu'il prenait des accents violents et antisémites. La gauche française a toujours concilié un attachement
national et une vision internationaliste. Même le PCF associe à partir de 1934 le drapeau rouge et le drapeau tricolore. Ségolène Royal peut tout à fait
affirmer qu'elle est attachée à des "valeurs" nationales sans être nationaliste. C'est 68 qui a fait la peau à la nation. L'Europe aussi a joué un rôle,
le PS ayant relayé le fédéralisme européen.
 
En 2007, ce thème est poussé jusqu'à la caricature. Le seul lien social que l'on peut imaginer aujourd'hui, c'est le lien national. Or la nation, ce n'est
pas un projet politique, c'est un état de fait. C'est un thème beaucoup plus régressif que celui de la République, également très remobilisé depuis les
années 1980. La nation est du côté de la passion, pas du côté des idées.
 
L'affrontement droite-gauche est-il une donnée intangible dans le débat politique français ?
 
Entre les années 1930 et la fin des années 1970, la vie politique s'est déroulée sous le régime de la guerre civile, dans laquelle s'affrontaient des partis
incarnant chacun une famille idéologique. Les électeurs se reconnaissaient largement dans ces familles, même si je ne sous-estime pas le poids du clientélisme
politique. L'appartenance déterminait des comportements. Aujourd'hui, on continue à se faire une idée de la politique qui n'a correspondu qu'à cette séquence
de l'histoire. Elle a forgé notre imaginaire. A la fin du XIXe siècle, il y eut des débats très virulents mais la politique ne se présentait pas comme
le champ clos où s'affronteraient deux armées aux projets inconciliables. Les frontières entre la droite et la gauche n'étaient pas si nettes qu'elles
le furent dans la période des années 1930-1970.
 
De quand datez-vous la fin de cette "séquence" ?
 
Avec la chute du mur de Berlin, un mur symbolique est tombé, dont l'impact a été sous estimé. On s'est rendu compte qu'il n'existait pas de différence génétique
entre la gauche et la droite. C'est à partir de là que les valeurs ont remplacé les idées. La gauche n'a pas pris conscience de cela. Ce qui se passe au
PS est peut-être l'intégration de ce changement, ce serait alors le rôle historique de Ségolène Royal. La gauche d'ancien style est morte. En enterrant
la gauche du XXe siècle, on enterre la gauche du XIXe, car la gauche a continué de vivre sur le patrimoine intellectuel, culturel, politique du XIXe. Je
ne récuse pas l'idée qu'à des moments de cristallisation deux camps puissent s'affronter. Mais le régime normal de la politique n'est pas celui-là. Je
ne crois pas dans la disparition du clivage droite-gauche, mais il s'opère à présent en amont, et plus en aval. Les appartenances se décident désormais
sur des questions concrètes comme le mariage homosexuel ou l'Europe politique, et pas sur l'idéologie.
 
François Bayrou peut-il incarner cette "chute du mur symbolique" ?
 
Il a bien senti cette évolution. François Bayrou n'est ni Alain Poher, ni Raymond Barre, ni Edouard Balladur. Le problème, c'est son positionnement politique.
Il rabat cette ambition intellectuelle sur un plan stratégique. L'opération aurait été formidable si la gauche s'était emparée de cette idée ancienne,
au coeur du saint-simonisme : travaillons avec les forces vives du pays sur des objectifs concrets. C'est l'utopie de la raison. Dans les moments de crise
majeure comme au lendemain des deux guerres mondiales, des intellectuels sont régulièrement revenus à Saint-Simon.
 
On voit que ce mouvement de pensée "saint-simonien" progresse, dans le sens où il est admis que les idéologies préfabriquées ne fonctionnent plus. Mais
il y a encore de fortes résistances. Je suis convaincu que la mutation ne peut venir que de la gauche. C'est un peu l'équivalent de ce que les Républicains
ont réussi sous la IIIe République en faisant en sorte que la République absorbe tout le champ politique, alors qu'au début elle n'était limitée qu'à un
camp.
 

Propos recueillis par Pascale Robert-Diard et Piotr Smolar
Article paru dans l'édition du 22.04.07