14 octobre 2006

Revue de presse:La démocratie d'opinions

Jeudi 12 octobre 2006
 
Alain Duhamel, a écrit un trés bon papier dans Libération
Il y analyse admirablement les ressorts de campagne de Ségolène et de Sarko
analyse croisée, de stratégie de commmunication plus que politique
 
extrémement interressant
jugez vous mêmes.
 
Rebonds
Politiques
Alchimistes de la démocratie d'opinion
Par Alain DUHAMEL
QUOTIDIEN : Mercredi 27 septembre 2006 - 06:00
La précampagne présidentielle ne s'achèvera qu'à la mi-novembre, avec la désignation de la candidate ou du candidat officiel du PS par les adhérents. C'est
à ce moment-là seulement que s'ouvrira la campagne elle-même et que commencera la compétition entre les prétendants brevetés. Pourtant, avant même la fin
du prologue, quelque chose d'essentiel est en train de se produire : la République présidentielle semble tout près de succomber à l'ultime métamorphose
qui la transformerait en démocratie d'opinion. Les deux principaux protagonistes, Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, agissent déjà de plus en plus ouvertement,
de plus en plus résolument, de plus en plus méthodiquement comme s'ils se trouvaient dans ce cadre-là. La semaine dernière, le ministre de l'Intérieur
et président de l'UMP n'avait pas hésité, au plus fort de la polémique qu'il avait déclenchée à propos de la justice, à s'écrier «les Français me comprennent»,
façon de dire qu'il ne se reconnaît responsable de ses paroles et de ses actes que devant eux. Symétriquement, Ségolène Royal, interpellée sur ses réticences
à débattre devant les militants, avait lâché tranquillement : «C'est aux Français que je m'adresse.» Tant pis pour les partis, tant pis pour le Parlement,
tant pis pour les institutions représentatives, tant pis pour les formes traditionnelles de la démocratie : tout risque de passer par le dialogue direct
entre ce candidat et cette candidate et l'opinion puis, si l'un des deux l'emporte, entre le chef de l'Etat et l'opinion. Ainsi se profile l'aboutissement
d'une transformation de la Ve République en démocratie de l'éphémère, du sentiment et des passions, des préjugés et des transgressions.
Il ne s'agit pas de découvrir soudain une évolution entamée depuis belle lurette. La Ve République a dévoré les corps intermédiaires, ligoté le Parlement,
calomnié les partis, créé le vide autour de ses présidents, comme s'ils étaient le seul chef d'exécutif du monde démocratique à ne pouvoir respirer que
protégés par un cordon sanitaire. Depuis plusieurs années, la personnalisation du pouvoir tend à se dégrader en «pipolisation» de la politique. Le facteur
inédit qui risque de faire basculer la Ve République vers la démocratie d'opinion, stade ultime du triomphe de l'émotion sur la rationalité, c'est que
les deux cofavoris de l'heure en mettent déjà les recettes en oeuvre. Il faut leur reconnaître le mérite de la franchise : non seulement ils ne cachent
pas leur stratégie mais ils l'assument l'un et l'autre. Nicolas Sarkozy, déjà maître de l'appareil de l'UMP, omniprésent dans les médias, interpelle directement
les Français sur des thèmes sélectionnés avec soin pour se prêter à la mécanique de la démocratie d'opinion (justice, sécurité, immigration, régimes spéciaux,
carte scolaire, etc.). Ségolène Royal braconne plus légèrement mais non moins systématiquement sur les mêmes terres, enjambant avec audace le PS pour mieux
le conquérir grâce au levier puissant de sa popularité. Le plus saugrenu de l'histoire est que si Nicolas Sarkozy revendique la présidentialisation de
la Ve République, nombre de partisans de Ségolène Royal rêvent au contraire de démocratie parlementaire.
On n'opposera pas, d'un côté, l'animation active de l'UMP et, de l'autre, l'étendard de la démocratie participative pour se défendre de telles dérives.
Cela ne résiste cependant pas à l'examen : l'autorité épanouie des deux alchimistes de la démocratie d'opinion, leur autodétermination absolue, spectaculairement
symétrique, balaie la rhétorique participative. Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal tentent de se construire un trône sur les sentiments et les passions,
sur la séduction et les emportements. Ils savent pourtant l'un et l'autre à quel point la démocratie d'opinion, si elle peut aider à la conquête du pouvoir,
en handicape l'exercice. L'instantanéité, l'irrationalité, la fragilité des comportements sur lesquels elle joue n'a plus à être démontrée. Si la démocratie
n'est pas médiatisée par un système représentatif solide et influent (la Ve République a beaucoup à reconstruire sur ce point), elle devient prisonnière
des fluctuations des sentiments. Les Français n'ont-ils pas été pour, puis contre la peine de mort, favorables aux nationalisations puis aux privatisations,
violemment hostiles aux libérations conditionnelles et ulcérés par la détention provisoire, allergiques à maintes réformes (retraites, maladies, fiscalité,
éducation ...) puis soudain décidés à faire mouvement sans attendre ? Ne s'enthousiasment-ils pas pour des personnalités politiques nouvelles, parce que
nouvelles, avant de les rejeter férocement pour parfois les ressusciter ? Doit-on bâtir un gouvernement sur le sable de l'opinion ? Faut-il élire un ou
une présidente parce qu'ils savent faire vibrer mieux que d'autres les cordes affectives ? Comment construire un projet rationnel, cohérent durable sur
l'évanescence d'une popularité, sur un donjuanisme politique encouragé par les médias qui, pour la plupart, n'ont qu'une idée en tête après quelques expériences
malheureuses (le 21 avril 2002, le rejet du référendum européen, les tambours et trompettes pour tant de candidats bientôt abandonnés), surfer sans risque
ni gloire sur le sillage de la démocratie d'opinion ?
 
 
Alain Duhamel