11 février 2007

BlogTrotter:L'Europe

Mardi 6 février 2007
 
Concurrence, dérégulation...
Europe : La machine folle
#reaction
Faire sauter les barrières entre Etats, favoriser la circulation des biens et des personnes... Comment l'idéal de Jean Monnet et des pères de l'Europe est-il
devenu un dogme ? Cette religion du marché célèbre les bienfaits de la concurrence à tout prix. A La Poste, dans l'énergie ou les jeux, gare aux eurocrates,
ces nouveaux inquisiteurs qui traquent aides publiques et monopoles
 
Mais, enfin, jusqu'où voulez-vous aller? Quand la Commission européenne va-t-elle s'arrêter?» Ce jour-là, le placide Jean-François Cirelli, patron de Gaz
de France, a bien du mal à garder son sang-froid face au Letton Andris Piebalgs, le libéral commissaire à l'Energie. Dans les couloirs du Berlaymont, le
siège de la Commission à Bruxelles, les eurocrates ont concocté une nouvelle directive qui signe peu ou prou... l'arrêt de mort de son entreprise. Il s'agit
tout simplement de la découper en deux. GDF perdrait la propriété des infrastructures, les tuyaux qui passent dans les rues et desservent les immeubles.
On la priverait de l'essentiel de sa richesse, la condamnant à devenir un simple revendeur de gaz... Tout cela au nom de la sacro-sainte ouverture du marché
à la concurrence. Cirelli est inquiet. Le Letton Piebalgs lui n'est pas gêné : «Nous ne reviendrons jamais en arrière. Le mouvement est irréversible. Quant
à savoir où on va, c'est à vous de me le dire»....
Si la France, vue de Bruxelles, est trop souvent perçue comme un village peuplé d'irréductibles Gaulois collectivistes, l'Europe qui se construit à Bruxelles,
elle, ressemble de plus en plus à un train fou lancé sur une pente vertigineuse. La prudence dicterait au moins au conducteur de ralentir la vitesse. Pas
du tout : pied au plancher, José Manuel Barroso, le président de la Commission, fonce tête baissée. A Bruxelles, la dérégulation est devenue une vraie
théologie et les fonctionnaires se sont mués en inquisiteurs traquant sans merci les hérétiques subventions et aides publiques. Le catéchisme ? Toujours
le même : «Le marché est faussé par des monopoles qui font monter les prix. Cassons-les, libéralisons le secteur; des nouveaux entrants se feront concurrence,
et feront baisser les prix.» Au grand bénéfice des consommateurs.
 
cadre sans nom 1
fin du cadre sans nom 1
Cette formule a réussi pour les télécoms, qui ont servi de laboratoire de la déréglementation dès 1998. Les monopoles nationaux ont volé en éclats, des
nouveaux opérateurs sont apparus, des emplois ont été créés. Et le prix des télécommunications a baissé. Bruxelles veut donc appliquer sa recette à tous
les secteurs. Et si c'est un fiasco, comme dans le secteur de l'énergie ? C'est que l'on n'est pas allé assez loin ! Le marché est libre depuis 2003 pour
les industriels. Et le 1er juillet prochain, les particuliers pourront choisir leur fournisseur de gaz et d'électricité. Seulement, plus personne ne croit
à la baisse des prix. En deux ans, le prix du mégawatt/heure a triplé de 20 à 60 euros pour les industriels, alors qu'EDF demeure le producteur le moins
cher du marché européen grâce à son parc nucléaire. Que s'est-il passé ? EDF a aligné ses prix vers le haut sur ceux des turbines à gaz allemandes beaucoup
plus chères... Et ce n'est pas fini. Bruxelles veut maintenant faire sauter les tarifs réglementés qui protègent les consommateurs français, toujours au
nom de la libre concurrence... Constat désabusé d'un haut fonctionnaire de la Commission sous couvert d'anonymat : «On a à peu près tout raté dans le domaine
de l'énergie.»
Pourtant, pas question de remettre en question le dogme. Après le fret ferroviaire de la SNCF, en train de s'effondrer sous les coups de boutoir d'une concurrence
brutale, La Poste est, elle aussi, sur le pied de guerre. Ses concurrents allemands comme DHL lui taillent des croupières dans le courrier et le transport
des objets. Et le grand choc approche avec la concurrence totale pour les particuliers, au 1er janvier 2009. Une bombe sociale et politique à retardement,
l'entreprise n'ayant pas vraiment anticipé le choc. Le prix unique du timbre qui garantit l'égalité de tarifs sur tout le territoire survivrat-il ? Peu
probable. Le cinéma français tremble aussi. Soustrait en principe au sort commun des biens et services au nom de l'exception culturelle - le droit imprescriptible
de chaque culture à sa singularité -, son système de financement est tous les ans sous la loupe de la Commission. Dernière cible : les jeux de hasard.
Le commissaire au Marché intérieur et aux Services, l'Irlandais Charlie McCreevy, lui-même éleveur de chevaux de course et grand défenseur des bookmakers
(!), rêve de faire éclater les monopoles. «C'est de l'idéologie pure, soupire un dirigeant d'une grande entreprise publique française. Au lieu de mener
une évaluation réfléchie de cette politique, on fonce, fort du principe que ce qui a réussi dans les télécoms finira par marcher dans l'énergie ou dans
les services postaux.»
La belle mécanique européenne se serait-elle emballée ? Certes, la logique libérale est inscrite au fronton de la Commission depuis son origine. «C'est
dans ses gènes », rappelle le lobbyiste Stéphane Desselas, directeur d'Athenora Consulting. En 1955 déjà, Jean Monnet voulait faire tomber les barrières,
favoriser la libre circulation des biens, des personnes, des marchandises, des capitaux. «Il est donc normal qu'elle s'attaque aux monopoles.» Soit. Mais
l'ère Delors, considérée ici comme l'âge d'or, était marquée par un vrai projet politique. Tandis que la feuille de route de la Commission Barroso, elle,
pourrait tenir sur un timbre-poste. Un : traque des aides publiques. Deux : démantèlement des monopoles. Trois : dérégulation, joliment appelée «better
regulation» dans la dialectique bruxelloise... Un peu court pour tenir lieu de colonne vertébrale à une Europe en perte de repères ! «D'un projet social-démocrate,
on a basculé dans un libéralisme dogmatique»,affirme Pierre Moscovici, l'ex-ministre délégué aux Affaires européennes de Lionel Jospin.
Premier problème : «La Commission n'a pas vraiment de direction politique», explique Gilles Teisseyre, du cabinet de lobbying Arcturus. En moins de dix
ans, le petit collège de 6 membres est devenu une équipe de 27 commissaires, convertis pour la plupart à la toute-puissance du marché. Les grandes directions
naguère occupées par de hauts fonctionnaires français ont été décapitées. Si José Manuel Barroso, le président de la Commission, perd en autorité, la commissaire
à la Concurrence, la Néerlandaise Neelie Kroes, et l'Irlandais McCreevy, commissaire au Marché intérieur, tous deux libéraux par nature, ont gagné en poids
politique. «Il y a un recul de la collégialité et beaucoup moins de cordes de rappel pour éviter les dérives» ajoute le juriste Antoine Gosset-Grainville,
avocat associé chez Gide Loyrette Nouel à Bruxelles. Le couple francoallemand s'est affaibli. Les anciens pays de l'Est, qui ont dû eux-mêmes passer sous
les fourches Caudines de la Commission, prêchent le libéralisme avec la foi du nouveau converti : «Lorsque l'on parle aides publiques, ils entendent collectivisme.»
Autre facteur : le pouvoir de l'administration, avec cette caste de 20 000 hauts fonctionnaires polyglottes et cosmopolites, issus des meilleures écoles.
La dérégulation renforce leur autorité justifiant ainsi leur existence. «Beaucoup d'entre eux se sentent investis d'une mission. Ils ont le sentiment de
devoir bâtir l'Europe, contre les nations s'il le faut», explique Jean-Marie Dauger, numéro deux de Gaz de France. «Ces brillants esprits vivent dans leur
bulle, imprégnés de culture libérale, mais complètement coupés de la réalité des entreprises. C'est le dogme anglo-saxon, le pragmatisme en moins», ajoute
le dirigeant d'une grande entreprise publique française.
 
cadre sans nom 2
fin du cadre sans nom 2
Et puis il y a les lobbyistes, cet univers d'agents d'influence qui font la loi à Bruxelles. Ils seraient au moins 15 000 à graviter autour du Berlaymont
où ils entrent comme dans un moulin. Amicales des producteurs de tabac, unions des fabricants de produits chimiques, tout ce que la planète compte de groupements
ou d'intérêts particuliers, pourfendeurs de monopoles et défenseurs de la « main invisible du marché » est représenté à Bruxelles. «La Commission est une
maison de verre, où l'on a très facilement accès aux décideurs», explique Stéphane Desselas. Séminaires, études, rencontres informelles... ils font avancer
leurs idées, tentent d'influencer les textes de la Commission. Quand ils ne se proposent pas, comme certains opérateurs postaux privés, de les rédiger...
«Il n'y a là rien de choquant, si c'est fait en parfaite transparence», plaide Anne Laperrouze, députée européenne (UDF), qui reconnaît tout de même devoir
chasser littéralement de son bureau les plus téméraires qui tentent dans les heures précédant le vote de glisser en douce leurs amendements ! Avec les
think tanks, ces groupes de réflexion, majoritairement anglo-saxons, qui constituent les réservoirs à idées de la Commission, les lobbies contribuent à
cette espèce de bouillon de culture libéral. Tout se fait dans les couloirs et ces innombrables petits restaurants, bars à tapas, pubs irlandais, trattorias
italiennes ou tavernes grecques qui cernent le carrefour de l'Europe. A une même table, un haut fonctionnaire, deux lobbyistes, des journalistes, discutent
des textes du jour.
Quant aux Français, ils ont bien du mal à y trouver leur place. Leur désinvolture à l'égard du Parlement européen étonne. «En Allemagne, être député européen
est considéré comme une rampe de lancement, en France, un cimetière», regrette Benoît Le Bret, directeur de cabinet de Jacques Barrot, le commissaire européen
aux Transports. «On est passé d'une logique d'autorité à une logique d'influence, explique Stéphane Desselas. Il faut convaincre.» Et les Français, arc-boutés
sur de grands principes, agacent. Certes ils ont réussi in extremis à vider la circulaire Bolkestein sur les services de ses aspects les plus sulfureux.
Ils ont aménagé aussi le texte sur la durée hebdomadaire du travail, mais «ils invectivent Bruxelles quand ils sont à Paris, et finissent en général par
céder sur tout à Bruxelles. On ne les comprend plus», soupire un haut fonctionnaire. La dernière proposition de Ségolène Royal de marier GDF et EDF - totalement
contraire aux règles européennes - a suscité, au mieux, un soupir condescendant. «C'est du réalisme zéro»,reconnaît un haut fonctionnaire, pourtant socialiste.
Sur l'énergie, le fret ferroviaire ou La Poste, la France a freiné des quatre fers, avant de tout accepter en bloc. Sans aider les entreprises à se préparer.
«Voilà dix ans que la Deutsche Post se prépare, alors que nos dirigeants ont répété à nos postiers qu'ils pouvaient dormir tranquilles», soupire un dirigeant.
«Au lieu de défendre des positions souvent intenables, la France devrait adopter la tactique du sumo, explique Stéphane Desselas. Utiliser les forces de
son adversaire, plutôt que de s'y opposer frontalement.» Un vrai changement d'attitude.
 
Natacha Tatu
Le Nouvel Observateur